LE STRUCTURALISME, LE PLI ET LA TRINITÉ Dany-Robert Dufour Gallimard | Le Débat

LE STRUCTURALISME, LE PLI ET LA TRINITÉ Dany-Robert Dufour Gallimard | Le Débat 1989/4 - n° 56 pages 123 à 142 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1989-4-page-123.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dufour Dany-Robert, « Le structuralisme, le pli et la trinité », Le Débat, 1989/4 n° 56, p. 123-142. DOI : 10.3917/deba.056.0123 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. 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La mort du structuralisme date du début des années soixante-dix. Il y a désormais deux camps : on porte le deuil ou on jubile. Ceux qui déplorent font comme si l’événement n’avait pas eu lieu : ils sont capables de faire parler les morts. Ceux qui jubilent, hier isolés, aujourd’hui font troupe : ils ne cessent de monter gaillardement à l’assaut d’un courant mort depuis bientôt quinze ans. Il y a les anciens Modernes et les nouveaux Modernes. Alors que chacun tente d’écrire l’histoire en l’expurgeant des éléments qui l’embarrassent, une question perdure : sur quoi au juste, un mouvement aussi profond, aussi vaste que le structuralisme finit- il par échouer ? Quelle est l’impasse sur laquelle il se fige, puis se décompose ? De quoi, en somme, le structuralisme meurt-il ? Aucun des deux groupes en présence ne cherche vraiment à savoir de quoi est mort le structuralisme : les uns se contentent de ressasser, de répéter l’enseignement des maîtres jusqu’à prendre leurs tics, et les autres n’ont aucune envie d’entrer dans une analyse interne du structuralisme. « De quoi est-il mort ? » me semble pourtant être la question actuelle à l’égard du structuralisme ; elle reste sans réponse alors même que l’on connaît par le menu les petites histoires de ses promoteurs. Nous vivons présentement une époque de « défaite de la pensée ». Pour expliquer cette défaite, ont été invoqués le rôle néfaste des media, le rôle centrifuge des sentiments nationaux battant en brèche l’exigence d’universalité impliquée par l’exercice de pensée, la politisation intempestive des « intellec- tuels », etc. Ces allégations ne sont sûrement pas dénuées de fondement, mais elles restent en dernière analyse inconsistantes : si l’exercice de pensée s’interrompt lorsqu’il est confronté à des obstacles comme ceux qui ont été invoqués, somme toute triviaux, c’est que cet exercice souffre déjà d’une maladie interne, non diagnostiquée. Si défaite de la pensée il y a, elle ne procède pas de causes externes, elle pro- cède de raisons internes, encore non analysées. Dans ces conditions, parler de « défaite » de la pensée en situant mal le lieu où elle se défait est encore une défaite de la pensée. Au nombre des causes internes, je compte la non-évaluation des problèmes légués par la mort du structuralisme. Nous sommes empoisonnés par la mort du structuralisme. N’ayant pas identifié les causes de la mort de ce mouvement qui a embrasé pendant une quinzaine d’années tous les domaines de pen- sée, nous restons comme suspendus, en état d’apesanteur théorique, prêts à tous les simulacres. De tristes revivals permettent aujourd’hui de faire comme si nous pensions. Même l’amplification médiatique ne Dany-Robert Dufour est l’auteur de Le Bégaiement des maîtres (François Bourin, 1987). Cet article est paru en septembre-octobre 1989 dans le n° 56 du Débat (pp. 132 à 153). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard suffit pas à leur donner consistance. De fait, nous avons peur de penser, nous préférons faire « comme si ». Pourquoi ? Parce que si nous pensions effectivement, nous risquerions de tomber dans la même chausse-trappe que celle qui a eu raison du structuralisme. Pour éviter le piège, nous n’osons plus bou- ger. Étrange époque qui nous empêche dans les domaines aussi vitaux et versatiles que la pensée et l’amour. Nous vivons déjà dans la pensée ce que nous allons bientôt vivre dans l’amour : la peur de se retrouver devant des virus assassins. La mort semble aujourd’hui savoir se frayer de nouvelles voies ; des voies brutales, anticipées, hyperlogiques. Nous ne pensons plus et bientôt nous n’aimerons plus parce qu’aimer et penser seront, chacun à leur façon, mortels. La tentation est forte d’imputer les maux d’aujourd’hui aux audaces d’hier. Alors, l’époque se replie sur avant-hier. La fin des années quatre-vingt se souvient des années cinquante, elle les expose, elle retrouve la grande misère, les ligues bien-pensantes... Mais il est vraisemblable que toutes les contentions volontaires consenties pour éviter le piège nous amènent tranquillement à avoir bientôt sous le nez le problème même auquel nous voulons échapper sans avoir aucun recours pour l’éviter. De quoi est mort le structuralisme ? Pour ne pas mener cet examen, on se plaît à souligner l’extrême diversité des formes du structuralisme, comme pour dire : aucun examen d’ensemble ne peut être mené. Après avoir énoncé quelques banalités sur ce qui, grosso modo, caractériserait le structuralisme (ses thèmes, ses méthodes...), on laisse entendre que le meilleur genre pour en parler serait encore – comme par hasard – celui de la monographie sur ses auteurs. Monographie sur les auteurs d’un côté, complétée, de l’autre, par une histoire des mentalités (du type : comment de larges fractions des couches éclairées se sont-elles laissées entraîner par ce courant ?). Nous voilà pris dans la bonne vieille tenaille : psycholo- gie d’un côté, sociologie de l’autre et tout ainsi semble dit. Tout, sauf l’essentiel : en dehors de la façon dont une « idée » est élaborée (par les uns) et de la façon dont elle est investie (par les autres), il reste quand même à savoir quelle est la cohérence de l’idée en question par rapport au(x) système(s) de pen- sée dans lequel (ou lesquels) elle fonctionne. L’historicisation, aussi nécessaire soit-elle, n’épuisera jamais la question de la référence de l’idée en cause. En d’autres termes, la question de savoir à quel objet, actuel ou virtuel, du monde elle correspond reste entière. Pour ne pas mener l’analyse interne du structuralisme, on évoque donc fréquemment son côté foi- sonnant. Il est vrai qu’au-delà des généralités il est difficile de s’engager à montrer la profonde parenté des pensées de Lévi-Strauss, Althusser, Barthes, Lacan, Foucault... On n’a cependant peu remarqué que si le champ du structuralisme est extrêmement profus (profusion témoignant alors d’une indéniable vita- lité), sa mort, elle, n’est pas aussi multiple. Voici ce que je vais poser comme hypothèses dans cet article : 1) le structuralisme meurt d’une même mort ; 2) il meurt pour avoir fait deux découvertes pour lui inas- similables et, de façon générale, très difficilement assimilables dans l’état actuel de notre rationalité. II. Le binaire En 1967, en pleine période de gloire du structuralisme, Gilles Deleuze écrit un article intitulé : « À quoi reconnaît-on le structuralisme1 ? » Le titre annonce la couleur, il s’agit d’établir des critères qui per- mettront à quiconque s’intéresse à ce courant, usagers ou historiens, d’identifier « à coup sûr » un texte comme relevant bien du structuralisme. Deleuze retient six critères, ou plutôt cinq plus un. Comme 124 Dany-Robert Dufour Le structuralisme, le pli et la trinité 1. Paru dans L‘Histoire de la philosophie dirigée par Fr. Châtelet, en 1973. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 78.225.100.132 - 21/10/2014 19h54. © Gallimard Deleuze sait que toute critériologie finit par valoir surtout par le critère qu’elle omet, il n’oublie pas d’ajouter à cinq critères positifs un sixième critère – un peu comme Borges qui, dans une de ses classifications (celles des animaux, par exemple), n’oublie pas d’intégrer « les animaux qui ne sont pas dans la présente liste ». Deleuze appelle ce sixième critère la « case vide ». Lorsque, vingt ans après, on revoit ces critères2, on s’aperçoit que les cinq premiers sont en fait commandés par une unique idée simple : tout système est analysable à partir d’un mode spécial, le mode binaire. Le mode binaire substitue aux classiques analyses causales, mesurant l’influence d’un uploads/Litterature/ 1989-le-structuralisme-le-pli-et-la-trinite.pdf

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