32 / Ressources n°21 // mai 2019 Psychologie cognitive et activité de lecture R
32 / Ressources n°21 // mai 2019 Psychologie cognitive et activité de lecture RÉSUMÉ Cet article se propose de donner un aperçu des apports de la psychologie cognitive à la compré hension de l’activité de l’apprenti-lecteur et à la conception d’activités appropriées pour prévenir les échecs dans les apprentissages. Spécialistes du développement cognitif de l’enfant et de l’adoles cent, les auteures s’appuient sur leur expérience de recherche et de terrain pour apporter un regard critique sur la neuro-éducation et pour défendre des pistes de recherches nouvelles relatives aux interactions adulte-enfant en contexte d’activités d’enseignement-apprentissage. Quels apports de la psychologie cognitive et de la neuroéducation pour comprendre l’activité de l’élève dans le domaine de la littératie ? MOTS CLÉS : psychologie cognitive, enseignement-apprentissage, interactions adulte-enfant, littératie Florence LACROIX Université de Nantes, CREN, ESPE Académie de Nantes Aurélie LAINÉ Université de Nantes, CREN, ESPE Académie de Nantes Annick WEIL-BARAIS Université d’Angers Ressources n°21 // mai 2019 / 33 INTRODUCTION La maîtrise de tout système sémio tique relève d’un apprentissage long et complexe qui s’étale sur plusieurs années voire toute la vie. Plus le système est opa que, ce qui est le cas du système alphabétique de notation de la langue dont nous traitons dans cet ar ticle, plus cet apprentissage nécessite l’aide de personnes plus expertes1. Actuellement, dans la plupart des pays, c’est à l’école que revient la mission d’enseigner la « littératie », terme maintenant adopté, défini par l’OCDE comme « l’aptitude à com prendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la mai son, au travail ou dans la collectivité, en vue d’atteindre des buts person nels et d’étendre ses connaissances et ses capacités ». C’est la raison pour laquelle la société attribue préféren tiellement à l’école et notamment aux enseignants l’insuccès d’une propor tion trop importante de jeunes (dans un idéal démocratique de partage de la culture) à bien maîtriser la langue écrite. L’apprentissage du lire-écrire est ainsi un sujet sensible en éduca tion, qui fait régulièrement polémique (notamment en France), et dont s’em parent régulièrement médias et poli tiques (cf. circulaire de Robien, en 2006, ou les propos plus récents de l’actuel ministre de l’éducation dans différents médias, ainsi que les ré actions de certains chercheurs telles que celles de Dominique Bucheton sur le site du journal Libération du 22/01/20182). On relèvera que les cri tiques concernent le plus souvent le cours préparatoire qui a fait l’objet récemment de mesures spécifiques (dédoublement des classes en REP+ ; c’est à ce moment, en effet, que com mence l’apprentissage systématique du lire-écrire), avec une focalisation sur le déchiffrage. Cependant, cet ap prentissage commence bien plus tôt et se poursuit durant le cycle 3 (qui inclut les classes de cours moyens et de sixième) et au-delà. Il paraît donc réducteur, tant aux yeux de la com munauté éducative qu’à ceux de la communauté scientifique, de réduire cet apprentissage au premier tri mestre du cours préparatoire. Dans un contexte politique où les méthodes d’enseignement de la lec ture sont à nouveau questionnées et où certaines personnalités en vue se revendiquant des neurosciences laissent entendre que des solutions assez simples seraient à portée de main, en tant qu’enseignants-cher cheurs ayant travaillé sur le dévelop pement de compétences cognitives diverses, il nous a semblé utile de rappeler quelques données essen tielles concernant les activités de lecture et d’écriture et d’indiquer également l’étendue des méconnais sances. Cela nous amènera à ques tionner les nouvelles promesses de la « neuropédagogie ». L’APPORT DE LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE Un apport majeur de ce qu’on a ap pelé « la révolution cognitive » en psychologie est le fait que les cher cheurs ne se sont plus seulement in téressés aux réponses des individus et à leurs performances ainsi qu’aux caractéristiques des situations qui les déterminent (ce qui se faisait dans le paradigme behavioriste) mais à leur fonctionnement intellectuel comme l’ont fait aussi bien Piaget et Vygotski dans des univers intellectuels très différents. La difficulté de l’entre prise est que l’activité intellectuelle est en grande partie non visible et non transparente aux personnes qui la réalisent. En effet, seules les per sonnes très expertes (et pas toutes !) ont conscience de leurs activités mentales et sont capables de les ex pliciter. C’est pourquoi les pionniers nord-américains de la psychologie cognitive ont procédé à des obser vations d’experts en leur demandant d’expliciter ce qu’ils faisaient et pour quoi ils le faisaient. Cette technique d’investigation était au service de la construction du grand chantier de l’intelligence artificielle : simuler les Psychologie cognitive et activité de lecture L’apprentissage du lire-écrire est ainsi un sujet sensible en éducation, qui fait régulièrement polémique. 1. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que certains écrits sont indéchiffrables faute de per sonnes capables de les interpré ter. Plus personne n’est capable d’en faire usage. 2. En ligne sur http://www.libe ration.fr/debats/2018/01/22/ les-neurosciences-ne-font- p a s - u n e - p o l i t i q u e - d e - l - ecole_1624382?refresh=816852; consulté le 23/01/2018 34 / Ressources n°21 // mai 2019 conduites humaines pour les faire ré aliser par une machine3. Concernant l’activité de lecture, cette technique d’explicitation de ses propres procédures intellectuelles au chercheur a conduit à quelques déboires. Le lecteur expert pense et affirme qu’il « balaye » le texte. Or, il s’est avéré que contrairement à ce qu’ils croient, les lecteurs experts regardent toutes les lettres, mais beaucoup plus rapidement que les débutants (O’Regan, 1992). Quelques chercheurs ont interrogé les enfants sur ce qu’ils pensent qu’ils font quand ils lisent ou sur ce qu’il faut faire pour apprendre à lire. Les propos tenus par les enfants témoignent de leur méconnaissance des processus tant visuels que linguistiques permettant le décodage (les enfants interrogés étaient à l’âge où ce processus est central), ce qui n’a rien de surprenant dès lors que la connaissance des pro cessus cognitifs afférents à l’activité de lecture ne constitue pas un enjeu de connaissances. De manière générale, il est vain d’at tendre du sujet apprenant qu’il puisse expliciter ce qu’il fait mentalement et physiquement quand il lit ou écrit puisque la prise de conscience est toujours postérieure à la maîtrise de l’activité, comme l’a relevé Pia get depuis longtemps. Ainsi, les ac tivités sont-elles inférées à partir de manifestations compor tementales plus ou moins complexes. Cela va d’en registrements de temps de réponse, de fixations ou mouvements oculaires, de gestes ou mouvements et bien sûr de l’oralisation des mots, des phrases ou de textes présentés aux lecteurs. Par exemple, si on fait lire des mots aux enfants, le temps de réponse est un indicateur de la procédure mentale de traitement du mot : la procédure dite « directe » (accès au lexique men tal) est en effet beaucoup plus rapide que la procédure « d’assemblage des phonèmes » dite « indirecte ». Les manifestations visibles des activités mentales sont interprétées à travers tout un système d’hypothèses qui aboutit à l’élaboration d’un modèle de l’activité. Concernant la lecture et l’écriture, il s’agit de modèles qui postulent des modules de traitement spécifiques et des règles condition nelles de fonctionnement de ceux-ci. Le développement des techniques d’enregistrement (mouvements ocu laires, temps de fixation, tonicité musculaire, paroles, gestes, etc.) et des logiciels d’analyse de ces enre gistrements ainsi que la possibilité (via un ordinateur) de contrôler très précisément les informations présen tées ont contribué très largement au développement des recherches, tout en introduisant des contraintes ayant un impact sur l’activité elle-même, en contexte « naturel » (le « naturel » s’oppose ici à « contexte expérimen tal »). Ainsi, les premiers dispositifs d’enregistrement des mouvements oculaires en cours de lecture de texte imposaient que la tête du lecteur soit fixe. Il est apparu que cela gênait beaucoup les apprentis lecteurs qui explorent l’espace graphique par des mouvements de rotation de la tête. Cette déconvenue expérimentale est l’occasion de rappeler l’importance de la familiarité avec l’espace graphique qui, dans le système alphabétique latin, s’explore de gauche à droite et de haut en bas (ce peut être une vraie difficulté pour les enfants issus de cultures utilisant un autre système d’écriture). Il faut à l’enfant beaucoup d’exercices pour parvenir à ajuster fi nement ses fixations oculaires et pour gérer les grandes saccades oculaires lui permettant d’accéder rapidement à la ligne juste au-dessous de la ligne déjà lue, ceci d’autant plus que le monde des objets et des images dans lequel il vit s’explore différem ment au plan visuel (sensibilité aux contours et aux contrastes). D’après les études réalisées à ce sujet (dans les années 70-80), il semblerait qu’à la fin du CM2, il n’y ait que la moitié des enfants qui soient capables d’ex plorer l’espace graphique au moyen des seuls mouvements oculaires, les autres ayant toujours recours à des mouvements de rotation de la tête Les manifestations visibles des activités mentales sont interprétées à travers tout un système d’hypothèses qui aboutit à l’élaboration d’un modèle de l’activité. 3. On trouvera une présentation de cette histoire dans l’Homme Cognitif uploads/Litterature/ 3-psychologie-cognitive-et-activite-de-lecture 1 .pdf
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- Publié le Oct 25, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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