tn ftn nov. A,85 1 INTERVIEW 1 CHEL SERRES Ce philosophe issu de l'Ecole navale
tn ftn nov. A,85 1 INTERVIEW 1 CHEL SERRES Ce philosophe issu de l'Ecole navale a deja navigue entre les theories de la communication et Tintin, la thennodynamique et La Fontaine. 11 explore main- tenant les « Cinq sens », celebrant aussi bien la cou- leur d'une tapisserie que le bouquet d'un grand vin. es phi/osophes ont peur de Ja sensation. //s n'en ont jamais par/e que de far;on abs- t r a i t e et gla- ciale • , declare Michel Serres qui pub/ie ce mois-ci Les cinq sens, son seizieme livre depuis 1968. A defaur d'etre une vedette de la television comme certains de ses pairs, cet ency- c/opediste de 53 ans au savoureux accent gascon occupe le terrain : un cours en Sorbonne qui depuis quinze ans remplit un amphitheatre, le samedi et malgrl /'heure matinale ; et des /ivres riches, foisonnants, juteux, dont lucrece, Balzac, Jules Verne, Zola, Carpaccio, Musi/, La Fontaine et meme Tintin sonr /es personnages remuants. Le parcours surprend : fils de mariniers et des paysans du Midi, entre iJ /'Ecole nava/e en 1949. Michel Serres navigue au cours des annees cinquante (il ira, entre autres mis- sions, deminer Je cana/ de Suez). et quitte Ja mer pour entrer iJ /'Ecole nor- male. Sa premiere grande pub/ication, une these sur Leibniz , en 1968, inau- gure une slrie d'essais eclectiques et 122 brillants ou Serres s'attaque aux avancees contemporaines de la bie>- logie et de la physique, puis iJ des dis- ciplines relevant des sciences dites • humaines •. Cette exploration mlthodique est sous-tendue par un projet ambitieux : • En finir avec Je partage actuel entre deux sortes d'in- firmitl: celle qui consiste iJ parler du ~ monde avec exactitude, mais au prix· d'une ignorance de /'histoire et de la culture; de /'autre c6te. celle des « specialistes • de nos culrures qui \ decrivent nos socieres en ignorant tout du monde et de ses changements. • Ces ponts jetls entre /es • deux cultures • qui ont permis a Serres de confronter Zola ii la glnltique de son temps, Turner ii la thermodynamique, La Fontaine ii la theorie de /'information, ont jusqu'ii present beaucoup plus seduit /es • scientifiques • que /es • littlraires • :Jacques Monod venait assister ii son cours ii Vincennes et aujourd'hui, //ya Prigogine, prix Nobel de physique, dialogue avec le philosophe. Mais cette Jois, pour par/er des cinq sens, Serres a aban- donnl taute science pour s'en tenir ii la Sensat ion brute. Sons , couleurs , images. odeurs, sensations tactiles 123 INCANTATION A HERMES SUR UNE AMPHORE ATTIQUE (CLICHE LAU- ROS/GIRAUDON). J'ai choisi Hennes contre Promethee parce que le dieu monta.nt n'etait pas celui de la production mais celui de la communication, de l' echange, des messages. deferlen( au fil des pages avec un grand bonheur d'ecriture. Les toiles de Bonnard, /es tapisseries de La dame a Ja licorne servent de point de depart a ces savantes derives dans /'univers flou des sens. Et un philosophe qui consacre plusieurs pages au bouquet d'un chiiteau-yquem 1947, voila qui sort passablement de /'ordinaire ! A/ain Jaubert. 16 livres publies en 16 ans. voila une carriere phi/oso- phique condensee et menee tambour battant. Comment etes-vous venu a la philosophie? Michel Serres. A l'origine, j'etais scientifique. J 'ai fait d'abord une grande ecole scientifique, Navale, puis, apres avoir quitte la marine, une grande ecole litteraire, Normale. Et au fond, mon entreprise est tres simple : je crois qu 'en philosophie, il est neces- saire de faire la synthese et, si vous examinez ce que j'ai derriere moi, vous verrez des livres sur les mathematiques grecques aussi bien que contempo- raines, des livres sur la physique, d'au- tres sur la biologie, la peinture ou la litterature. Je crois que le philosophe ~oit tenter de faire la synthese de son lcmps. J'ai toujours eu cette ambition et, par consequent, j'ai desire passer partout. C'est la reponse la plus simple que je puisse faire. A.J. Le danger d'une teile demarche pour un philosophe. n'est-ce pas /'ec/ectisme? M.S. Non. D'abord, il n'y a pas de phi- losophi~ officielle. II n'y a que des 1 ecoles. Et chaque ecole est tres specia- lisee : l'une en logique, l'autre en theo- ries politiques, l'autre en economie. Or, il n'y a rien de plus traditionnel que cette conception de la philosophie. Aristote, Platon ou Descartes se sont interesses a tout, ont tout lu. II n'y a pas de mystere, la philosophie c'est cela. On verra si j'ai reussi ! A.J. Quelle etait Ja Situation de la phi- losophie en France lorsque vous avez debute? M.S. Dans les annees 50, c'est-a-dire un tout petit peu apres la guerre, il y avait des autoroutes bien etablies, bien balisees : l'autoroute marxiste, l'auto- route freudienne, l'autoroute des ecoles allemandes avec Husserl et Hei- degger, l'autoroute du positivisme anglo-saxon. Moi, je n'en ai emprunte aucune parce que j'ai eu le souci, comme on dit dans Je commerce, de m'etablir a mon compte. Et, 9a, il faut le payer eher. C'est tres difficile. Tous ceux qui ont emprunte les grandes autoroutes philosophiques ont fait car- riere et connu Ja notoriete, les postes, les honneurs. Je ne vois que Deleuze qui, comme moi, soit reste en marge. A.J. C'est une marginalite quand meme toure relative. Vous avez des amphitheiitres pi eins. Tout ce que vous publiez a un certain retentissement. Les journaux et /es revues vous interro- gent. Mais revenonsa vosdebuts : votre premier grand travail. une these sur Leibniz, n'est-il pas dans le droitfil de /a phi/osophie traditionnelle? M.S. A premiere vue seulemenl. Lire les a:uvres mathematiques de Leibniz, 9a ne se faisait pas a l'epoque, ni en France ni a l'etranger. Faire Ja syn- these dans l'a:uvre de Leibniz entre sa metaphysique et ses mathematiques n'avait pas encore ete tente. En general, on faisait une these sur Leibniz philosophe. Donc, a la base de ce premier travail, il y a deja une idee presque totalisatrice. J'avais deja cette ambition de reconcilier Je savoir scien- tifique et la culture. Je m'apercevais que les lettres perdaienl enormement si elles n'integraient pas ce qui comp- tait le plus dans le monde moderne, c'est-a-dire les sciences. A.J. Au moment ou vous avez publie votre these. en 1968, il etait encore assez peu frequ ent de parler de sciences en philosophie. Et malgre Bache/ard, il n'y avait pas une vraie tradition epistemologique en France. M.S. Non. II y a eu en France avant Ja guerre une sorte de tradition, reprise, je crois, dans les pays etrangers. Que Celle ecole ait disparu en France me semble plutöt un bon signe : on ne peut plus parler des sciences comme cela. Ceue epistemologie a fait son temps. A.J. A propos, vous voila depuis dix- huit mois environ a la tele d 'une vaste entrepise, le « Corpus des reuvres de philosophie de languefranr;aise ». „ M.S. Le projet consiste a publier dans les prochaines annees, a raison de 13 a 17 par an environ, les livres de philoso- phie de langue fran9aise qui n'avaient pas ete republies depuis leur origine et qui en valaient la peine. C'est aussi bien !'Exposition du systeme du monde de Laplace que La Republique de Bodin, le De /'egalite des deux sexes de Poulain de La Barre que le Traite des sensations de Condillac, Je DiaJogue sur Je commerce des bles de Galiani que La veritable moniere d'instruire /es sourds et muets de l'abbe de l'Epee. C'etait un corpus qu'on avait completement oublie et qu'on est en train de faire reemerger. La phiJosophie de langue frarn<aise courait le risque d'etre oubJiee. II ne s'agit pas seuJement d'en parler mais de remettre les ouvrag_es a la disposi- tion du public. Le projet ne date pas d'aujourd'hui, mais de l'epoque ou Merimee a fait l'inventaire des monu- ments historiques. II y avait Viollet-le- Duc et Victor Hugo dans Je comite. Ils ont tres bien fait pour Ja sculpture, l'ar- chitecture. Et c'est d'ailleurs a cette occasion que La dame a Ja licorne a ete retrouvee. C'est George Sand qui en a parle a Merimee : Ja tapisserie prote- geait une cage a poules sous une gout- tiere ! La philosophie fran9aise est a peu pres dans le meme etat ! II y avait donc le meme projet pour Ja philoso- phie mais la commission avait trop de travail par ailleurs. Le projet a etc repris apres la guerre par un groupe de professeurs. On n'est pas alle au-dela de 2 volumes. Nous avons fait deja un peu mieux.. II y a un editeur, Fayard, et des financements venant d'entreprises comme le chocolat Cöte d'or ou Je Credit Agricole, ou encore du Syn- dicat national des instituteurs. Les bibliotheques sont les premiers acque- reurs, surtout a l'etranger. A.J. Et iJ n'y aura dans ces ouvrages aucun materiel critique? M.S. D'abord, nous n'avons pas Je temps de preparer des editions criti- ques si nous voulons tout publier. Ensuite, j'en ai un peu assez de ces uploads/Litterature/ 1985-lire.pdf
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- Publié le Dec 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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