Deux lucarnes pour voir le réel et l’imaginaire 30Dormance vise à remplir d’ima
Deux lucarnes pour voir le réel et l’imaginaire 30Dormance vise à remplir d’imaginaire un lieu, le pré humide et ses environs, lieu aussi familier que bien domestiqué par des millénaires d’agriculture. Trassard, qui se montre l’appareil photographique à la main, raconte comment à cet endroit il n’a jamais photographié « qu’un vide » (D., p. 31). Mais ce que l’œil voit à travers l’objectif n’est peut-être pas une réalité aussi définitive qu’il n’y paraît. L’écrivain note que l’apparence du paysage est changeante et soupçonne qu’il existe une épaisseur à traverser : 31 […] dans la lucarne d’un appareil porté à l’œil, je voyais l’importance du lieu, tendre vallée un peu tournante qui, malgré son apparence de vide, était parfois occupée par le brouillard, parfois vêtue de sa doublure de neige grinçante, parfois emplie de l’haleine chaude odorante des prés. (D., p. 32) 32Le regard qui passe par la lucarne de l’appareil photo cadre le lieu et peut observer les changements qui s’opèrent au fil des saisons à la surface du paysage, mais la photographie ne permet pas d’aller au-delà. Ce privilège revient à un regard qui passe par une autre lucarne, que l’écrivain fait apparaître à l’occasion de l’évocation des moments privilégiés de son enfance. Il s’agit de la « lucarne du châtaignier » (D., p. 321) qui est mentionnée explicitement à la dernière page du texte, mais dont l’existence est connue du lecteur tôt dans le roman. Cette lucarne est celle qui s’ouvre sur l’imaginaire et ce n’est certainement pas un hasard si un même mot – « lucarne » – sert à faire référence au regard qui porte sur la réalité et à celui qui fait naître la fiction : il révèle les deux ordres. 33Les premières pages du roman évoquaient déjà ce « châtaignier creux », « énorme ragole, un arbre court, autrefois émondé, dont le bois avait éclaté, s’était ouvert, vidé du ventre » (D., p. 17) dans lequel entraient l’enfant et sa mère : 34 Ma mère disait que si nous observions là, au crépuscule, nous allions peut- être voir quelque chose. Elle pensait aux fées dont les rondes sur l’herbe sont ensuite dessinées par les cercles de champignons rosés. (D., p. 17) 35Ce qui surgira finalement, ce ne sont pas des fées, mais Gaur et ses compagnons du néolithique. Au-delà des souvenirs d’enfance de Trassard qui sont vraisemblablement à l’origine de cette scène, on peut y voir un rappel, inconscient peut-être, mais vérifiable au moins pour nous autres lecteurs, du seul livre explicitement mentionné dans Dormance : Tarka la loutre (1927) de Henry Williamson. Cet ouvrage, qui est un classique britannique de l’écriture de la nature, a fait partie de la bibliothèque de plusieurs générations d’enfants, en France aussi. Parce que sa mère lui lisait ce livre, Trassard refuse d’imaginer que Gaur puisse faire la chasse à une loutre : « Je ne lui tendais pas mes pièges imaginaires » (D., p. 256). 36L’univers de la loutre du Devon, sur laquelle Williamson s’est très longuement documenté tout en mettant à profit d’importantes observations personnelles, comporte un endroit essentiel, qui est comme chez Trassard un arbre creux avec une lucarne. En un paragraphe qui retrace l’histoire du lieu au fil des siècles, Williamson raconte comment un grand chêne s’est creusé puis a fini par s’abattre dans l’eau : 37 Au-dessous du Pont du Canal, sur la rive droite, s’élevaient douze grands arbres dont les racines étaient à fleur d’eau. Il y en avait eu treize – onze chênes et deux frênes – mais le chêne le plus proche de l’Etoile du Nord n’avait jamais bien prospéré depuis que la petite crosse vert pâle s’était échappée du gland noir boursouflé, déposé par les flots sur la berge plus de trois siècles auparavant. Au cours de la seconde année, le sabot d’un bœuf avait écrasé la pousse et cassé ses deux feuilles vermeilles ; depuis le jeune arbre avait grandi tout tordu. Au creux de sa fourche, l’eau avait séjourné pendant deux cents ans puis, par un grand froid, un bloc de glace avait fendu le tronc ; les intempéries d’un autre siècle l’avaient creusé et chaque inondation emportait un peu de la terre et des pierres qui le soutenaient. Enfin, une nuit de mauvais temps, alors que les saumons et les truites remontaient le courant impétueux, le chêne avait gémi soudain. Cette plainte du tronc branlant s’était transmise à toutes les racines et les rats avaient couru affolés hors de leurs trous. Jusqu’à l’aube l’arbre s’était balancé ; une bourrasque de vent lui fit alors pousser un grand cri qui chassa le hibou blanc blotti dans ses racines. Et le chêne tomba dans la rivière aux premiers rayons du soleil. A présent, le flot s’était apaisé, des bâtons déposés sur les branches marquent seuls le niveau de l’inondation [11][11]Henry Williamson, Tarka la loutre (trad. F.-W. Laparra), Paris,…. 38Cette manière d’écrire sera aussi celle de Trassard, qui rejoint l’écrivain britannique dans l’attention pour le détail exact et dans une vision dynamique du paysage, le désir aussi d’embrasser l’histoire d’un lieu sur plusieurs siècles. L’arbre creux de Tarka est en tout point semblable à celui de Dormance : c’est l’endroit où naît la petite loutre, et où elle passera des moments heureux avec sa mère. De la naissance à la mort, des retours réguliers sur ce lieu scanderont sa vie. 39Mais cet endroit bien réel est aussi celui où s’exprime l’imaginaire. En effet, c’est là que le jeune Tarka, qui ne fait pas encore la différence entre l’illusion et la réalité, tentera de toucher la lune, qui en fait n’est qu’un reflet dans l’eau : « Souvent il avait vu [la lune] hors de l’arbre creux et il avait essayé de la toucher avec sa patte. Maintenant, il voulait la mordre, mais elle glissait loin de lui [12][12]Henry Williamson, Tarka la loutre, op. cit., p. 34. D’autres…. » 40Le lieu, intimement lié à la figure de la mère chez les deux auteurs et à ce titre marqué du sceau du bonheur, comporte cependant des connotations différentes chez chacun d’entre eux. Alors que Trassard est invité par sa mère à imaginer des rond(e)s de fées à partir de ce lieu – et non, comme le veut l’appellation (la) plus inquiétante, des « ronds de sorcières » –, l’arbre creux de Williamson contient un petit crâne de rongeur dans lequel se heurtent deux dents détachées, tel un « hochet [13][13]Henry Williamson, Tarka la loutre, op. cit., p. 25, voir p. 196. » memento mori qui rapproche symboliquement berceau et tombeau. 41On constate là une différence capitale dans la conception que les deux écrivains se font de l’environnement naturel. Williamson observe la violence de la nature : vivre, c’est chasser et être chassé, tuer et se faire tuer. L’auteur ne s’en offusque pas, en ancien combattant de la Grande Guerre qui a connu l’horreur dans la boue des Flandres. Trassard ne porte pas ce même passé et, héritier d’un demi-siècle de paix en Europe, il montre une nature moins brutale. Même si le drame n’est pas absent de son récit et qu’il est même essentiel à la fin du roman qui voit la mort de Muh, Trassard évite de regarder du côté de ce qui peut aujourd’hui apparaître comme cruel. 42Il est caractéristique qu’il désigne d’un euphémisme, « événements » (D., p. 295), le rapt et la mort violente de Muh, victime de maraudeurs. Si l’épisode final du roman ne relève pas d’une guerre à proprement parler, Trassard est conscient que « d’après ce que l’archéologie a cru déceler, le néolithique est le début de la violence [14][14]Philippe Savary, « Dormance : interview avec Jean-Loup… » ; pourtant, à l’exception du moment où Gaur accomplit sa vengeance sur ceux qui l’ont privé de compagne, Trassard choisit de ne pas insister sur la violence, même justifiée. Il ne nous montre d’ailleurs pas Gaur exerçant sa vengeance personnellement en tuant de ses propres mains, mais il imagine les coupables mourant dans un piège. 43Trassard partage avec Williamson une sensibilité similaire pour la nature et il retrouve certains motifs et principes d’écriture qui étaient déjà ceux du Britannique, mais si sa position à l’égard de la nature n’est pas plus idyllique, elle est incontestablement plus confiante et optimiste. 44La place de Tarka dans Dormance montre que la lucarne du châtaignier – rappel du « trou de pic [15][15]Henry Williamson, Tarka la loutre, op. cit., p. 34. D’autres… » dans le chêne de Williamson – cadre le regard d’une imagination qui se nourrit aussi de lectures. Réel et imaginaire se complètent dans le roman et ce qui se donne à voir à travers le châtaignier n’a pas moins de prix que ce que montre la photographie. L’explicit du texte le rappelle, qui note que la disparition d’un personnage imaginaire peut être aussi douloureuse que la destruction de choses toutes matérielles : « L’absence de Muh ravage ce qui est devant lui, comme les tronçonneuses, les bulldozers et les tempêtes déciment nos derniers chênes » (D., uploads/Litterature/ adhesion.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0992MB