125 Silvia Audo Gianotti Doctorante, Université de Turin Cotutelle Université S
125 Silvia Audo Gianotti Doctorante, Université de Turin Cotutelle Université Stendhal Grenoble3/Lidilem Keywords: Writing – Agota Kristof – Exile – Bilingualism. 1. Langue maternelle et langues ennemies En 2004, la maison d’édition suisse Zoé publie L’Analphabète, récit autobiographique qui parcourt en onze chapitres les images de la mémoire et du vécu de l’auteure. Ce récit est aujourd’hui décrié par l’auteure elle-même, qui regrette en quelque sorte de l’avoir publié, comme elle le dit dans un entretien accordé à Erica Durante en 20072. Il sera analysé ici non pas d’un point de vue littéraire, mais comme témoignage d’un vécu douloureux du bilinguisme imposé par une migration non choisie. C’est comme biographie linguistique et non comme œuvre littéraire que nous nous attachons au livre d’Agota Kristof. Agota Kristof naît en 1935 à Csikvánd, petit pays de la Hongrie nord-occidentale. A quatre ans elle sait déjà lire correctement et raconter des histoires fantastiques et effrayantes, qui terrorisent son petit frère Tila. Les Tziganes qu’elle rencontre dans le village font partie de cette dimension imaginaire, Synergies Algérie n° 6 - 2009 pp. 125-133 Agota Kristof. L’écriture ou l’émergence de l’indicible1 Résumé : L’écrivaine hongroise Agota Kristof a fait de la langue française l’expression de sa création littéraire. Ses écrits s’arrêtent sur les causes et les effets de l’exil et tracent son parcours d’acceptation du français, qui passe du statut d’ancre de salut à celui d’instrument de succès, mettant constamment en doute la langue maternelle. Le vécu de l’auteure nous permet d’analyser son approche de la langue française et l’impact que cet idiome du quotidien a eu sur son œuvre. Mots-clés : Ecriture – Agota kristof – exil – biliguisme. Abstract: The Hungarian writer Agota Kristof has chosen French as the language for his literary creations. His works ponder the causes and effects of exile and set the path of acceptance of French that goes from the status of life raft to that of instrument of success while constantly challenging the native tongue. The author’s experience will allow us to analyse his approach to the French idiom and the impact that it has had on his texts. 126 extraterrestres sans planète ni patrie qui prononcent des sons indéchiffrables, appartenant à une langue non naturelle. « On disait que les Tziganes […] parlaient une autre langue, mais je pensais que ce n’était pas une vraie langue, que c’était une langue inventée qu’ils parlaient entre eux seulement » (Kristof, 2004 : 21-22). A ses yeux le monde a l’aspect de la langue maternelle hongroise, capable de décrire tout ce qui l’entoure tandis que les autres idiomes, sans aucune correspondance avec elle, reproduisent un univers irréel. « Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas » (Kristof, 2004 : 22). Quand elle a neuf ans, la famille s’installe dans une ville frontalière où un quart de la population parle allemand, idiome des anciens dominateurs autrichiens et des soldats qui à ce moment-là occupent la Hongrie. Peu de temps après, l’Armée Rouge envahit le pays et organise un « vrai sabotage intellectuel » (Kristof, 2004 : 23) sur la population, en exigeant le russe dans les écoles malgré que les professeurs ne soient pas motivés à l’enseigner, ni les élèves à l’apprendre. Le hongrois représente le facteur de cohésion sociale du peuple, et l’objectif de la soviétisation est de rendre muette la nation, incapable de s’exprimer pour qu’elle puisse être docilement gouvernée. Dans un climat de violente répression, le père est arrêté, accusé de saboter le régime, la mère survit avec des travaux occasionnels et la fille entre en internat. Pendant les moments de solitude, l’écriture devient une compagne fidèle qui réveille son âme assoupie par la domination communiste résolue à créer un homme nouveau, en fait, selon Agota Kristof, un individu résigné, obéissant et réduit à la non-pensée. Avec la mort de Staline, commence en octobre 1956 une révolte dans les rues de Budapest, immédiatement réprimée par les troupes soviétiques. De nombreux Hongrois perdent la vie, d’autres, parmi lesquels la famille de l’auteure, fuient la loi de l’occupant et se réfugient en Occident. En novembre de la même année, avec son mari et leur nouveau-né de quatre mois, ils traversent la frontière entre la Hongrie et l’Autriche pour rejoindre la Suisse. A Neuchâtel, petite bourgade tranquille au bord d’un lac du plateau suisse, elle devient ouvrière dans une usine de montres. « A l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie de nos jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique peut-être, le mal du pays, le manque de la famille et des amis. […] Matériellement, on vit un peu mieux qu’avant. […] Mais par rapport à ce que nous avons perdu, c’est trop cher payé » (Kristof, 2004 : 42-43). L’espoir d’un avenir meilleur laisse rapidement place à une profonde solitude, au sentiment d’attendre quelque chose qui tarde à arriver et qui peut-être n’arrivera jamais. Comme pendant la période de l’internat, l’auteure se réfugie dans l’écriture, elle compose quelques poèmes en langue maternelle dans une revue hongroise publiée à Paris. Le vacarme des machines de la fabrique où Synergies Algérie n° 6 - 2009 pp. 125-133 Silvia Audo Gianotti 127 elle travaille couvre chaque son humain et empêche toute communication. En conséquence, durant les années passées en usine le français restera pour elle une langue presque inconnue. 2. Empreintes francophones Il peut sembler facile d’acquérir une langue étrangère quand on lui dédie temps et travail, mais pour Agota il s’agit d’une difficile conquête, de la lutte avec un idiome fuyant qui pourtant « […] est en train de tuer [sa] langue maternelle » (Kristof, 2004 : 24). La langue est le seul bien précieux qu’elle a pu prendre avec soi, le hongrois fait partie intégrante de sa pensée et, à partir du moment où celui-ci n’est plus utilisé pour communiquer dans le nouvel environnement social, Kristof a l’impression que se creuse en elle un vide psychologique dévastateur. Le langage lui apparaît intrinsèquement lié à l’identité ; il porte les valeurs d’un groupe perçu comme uniforme. La coupure d’avec ses origines et son sentiment de perte d’appartenance s’imposent comme des émotions négatives réitérées. Face à la communauté neuchâteloise, Agota se confine dans sa diversité et refuse l’assimilation au monde francophone. Son statut d’exilée semble impliquer une sorte de résistance à la langue seconde. Comme le dit Franceschini (1990 : 118-119) : « […] un des aspects les plus marquants de la migration est sans doute l’apparition de fissures dans l’univers sémiotique du sujet : les significations qu’il attribuait aux objets, aux personnes et aux comportements quotidiens perdent leur substance, en ce sens qu’elles ne collent plus vraiment à la réalité, qu’elles ne sont plus vraiment reconnues par l’entourage, qu’elles ne parviennent pas toujours à rendre compte des expériences nouvelles qui viennent modifier le vécu du migrant ». Pendant une longue période, la langue française a empêché l’écrivaine d’affirmer sa propre identité et de mieux connaître la région d’accueil. Cette difficulté à s’intégrer alimente la nostalgie de la patrie et le sentiment que le pays d’accueil est peu hospitalier. « La perte de l’identité affecte celui qui se trouve dans une situation où sa propre histoire, et celle de ses proches, cessent d’être efficaces pour rendre compte d’un contexte de vie dans lequel il se trouve ; il est alors dépossédé des moyens d’interpréter cette situation, de se situer par rapport à elle, et d’agir sur elle » (Centlivres, 1986 : 254). Le je est placé devant d’innombrables facettes disséminées sur l’axe du temps qui empêchent une comparaison avec le nouveau soi. Dans cet espace traumatique se crée une tension entre le présent de l’interprétation et les identités lointaines. Le dépassement d’un tel conflit nécessite une quête à l’intérieur de la nouvelle réalité. 3. Conquête linguistique et conflits d’identité Agota Kristof rend palpable la force constante qui désoriente le migrant quand il tente de concilier sa volonté d’intégration et le maintien de ses propres Agota Kristof. L’écriture ou l’émergence de l’indicible 128 différences. Apprendre la langue seconde pour accéder à la société peut s’avérer extrêmement frustrant puisque l’apprentissage et l’insertion sociale vont de pair et impliquent un changement identitaire. Pour Agota, s’intégrer dans le nouveau pays signifie créer un tissu social qui lui appartient et à l’intérieur duquel elle peut interagir librement. L’apprentissage linguistique lent et difficile commencera avec le travail robotique en usine où les ambitions et les contacts humains sont inexistants et continuera dans un cours universitaire pour étrangers, fréquenté grâce à une bourse d’étude. Même en sachant parler français, elle ignore les règles phonographiques qui permettent la lecture et ne reconnaît pas les mots de l’oralité derrière leur forme écrite qu’elle prononce selon les normes hongroises. Redevenue analphabète, elle renaît dans une langue définie comme “ennemie” parce que pauvre dans son rythme et son vocabulaire. « Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais uploads/Litterature/ agota-kristof-l-x27-ecriture-ou-l-x27-emergence-de-l-x27-indicible.pdf
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- Publié le Mai 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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