Valéry, Proust et la vérité de l’écriture littéraire En lisant les notes et les

Valéry, Proust et la vérité de l’écriture littéraire En lisant les notes et les résumés des cours de Merleau-Ponty au Collège de France, on peut remarquer qu’il a tendance à différer à l’année suivante ce qui était annoncé par le cours en question. Par exemple, dans le cours, intitulé « Monde sensible et monde de l’expression », il écrit dans les notes préparatoires qu’il s’agit de « préparer l’analyse de cette fonction par laquelle le monde perçu est sublimé, faire une théorie concrète de l’esprit » (MSME, p. 17). Cette théorie de l’esprit est finalement renvoyée à l’année suivante ; pour l’avant-dernière leçon, Merleau-Ponty note que la question de la « conversion du mouvement en expression » requiert une enquête sur le langage parce que ce dernier « sublime davantage le mouvement humain » (MSME, p. 131). Puis, dans le Résumé du cours de l’année suivante consacré au « Problème de la parole », on peut lire que la « nature de l’institution comme acte de naissance de toutes les paroles possibles » fera l’objet d’un autre cours (RC, p. 41s). On pourrait continuer à énumérer ces moments où se manifeste chez le philosophe à la fois l’embarras face à la question de la naissance des significations conceptuelles, mais aussi la ferme volonté de l’affronter. Le but de la présente étude est d’examiner les amorces de solutions que trouve Merleau-Ponty au problème de l’émergence des significations idéales dans ses cours consacrés au langage et à la littérature, et en particulier dans sa lecture de Paul Valéry et de Marcel Proust. On lit à la première page des notes du cours sur la parole que la langue est une « institution » et que le problème de la parole est une variante de la question du « rapport de l’individu et de l’institution » (PrPa, p. 6r). En effet, l’étude du langage littéraire et du mode spécifique de la vérité en littérature lui sert de fil conducteur. Il s’en explique d’ailleurs dans les notes du cours sur la littérature1 en parlant de Valéry : Il nous est utile qu’il ait fait théorie du langage littéraire. Mais notre but est de connaître le langage littéraire lui-même, donc ne pas s’en tenir à sa théorie, la confronter avec sa pratique. Essayer, par delà ses théories, à travers ses œuvres, de définir le sens littéraire, l’expression littéraire, en quoi ils consistent. Pourquoi ? pour théorie du langage et en général du symbolisme. RULL, p. 29 Pourquoi Valéry. En lisant de près les notes qu’il consacre à la littérature au cours de cette période, je poursuis deux objectifs : 1. à travers l’œuvre de P. Valéry, approfondir et préciser le lien unissant parole et affectivité, 2. à travers les réflexions de Proust, introduire à la théorie de l’universel sans concept, et enfin, 3. envisager la question des significations logiques, du symbolisme, à partir de la réflexion sur le langage littéraire. Merleau-Ponty consacre à l’étude de la littérature une part substantielle de ses premiers cours au Collège de France : outre le cours sur la littérature, on trouve dans les notes du cours sur la parole quarante feuillets recto- verso consacrés à Proust. Ce qui motive son intérêt pour la littérature, c’est de comprendre comment une œuvre se rapporte à la vie qui la voit naître. Il constate que la littérature moderne a depuis longtemps contesté la frontière entre la vie et le langage : au moins depuis Rimbaud et Mallarmé, l’expression littéraire ne peut plus se concevoir comme l’exposition de contenus de pensée déjà formés. Cette mise en crise de la conscience linguistique naïve par la 1 Le cours de Merleau-Ponty de 1952-1953 sur la littérature s’intitule « Recherches sur l’usage littéraire du langage ». Cette expression fait référence au psychologue A. Ombredane qui distingue cinq usages fondamentaux du langage : affectif, ludique, pratique, représentatif et dialectique (Cf. Ombredane 1951, pp. 264ss). Il s’agit d’une théorie pragmatique du langage performatif où le terme « usage » est équivalent à celui de « fonction ». La notion d’« usage littéraire » que veut mettre en lumière Merleau-Ponty est donc une manière d’introduire une forme de performativité plus fondamentale que les autres, celle de la parole créatrice, parlante. Le cours sur « Le problème de la parole » est le seul des deux cours de l’année 1953-1954 dont on ait conservé les notes. littérature moderne a eu pour résultat soit d’introduire à un culte du langage, soit de décréter la littérature impossible sinon comme pur exercice gratuit. C’est là précisément la situation de Valéry et c’est ce qui fait l’objet des leçons que Merleau-Ponty lui consacre. On peut lire une synthèse de ce cours dans le texte de la conférence des Rencontres internationales de Genève de 1951, « L’homme et l’adversité » (S, pp. 379-383). Dans ce passage, Merleau-Ponty explique que la pensée contemporaine tient pour « inséparables la conscience des valeurs humaines et celle des infrastructures qui les portent dans l’existence » (S, p. 369). Or si l’expression est nécessairement dotée d’une certaine épaisseur, aucune œuvre ne peut prétendre à un achèvement total ; la tâche d’exprimer le monde de la vie est toujours à recommencer. C’est ce que Merleau-Ponty appelle également le « pathos du langage ». Pour illustrer cette idée, il évoque un texte méconnu d’André Breton de 1926, intitulé Légitime défense, dans lequel il répond à la question « pourquoi écrivez-vous ? » posée par Maurice Blanchot. Le texte de Breton est cité en introduction du cours sur la littérature2 : la thèse centrale, selon l’interprétation de Merleau-Ponty est que le langage littéraire doit se situer en un point où « la littérature, la vie, la morale et la politique sont équivalentes et se substituent » (S, p. 381). Le sens de l’écriture littéraire était de trouver cette source de la parole littéraire comme expression pure et simple de la vie de la personne – le surréalisme peut donc être compris comme « l’un des rappels à la parole spontanée que notre siècle prononce de décennie en décennie » (ibidem). Valéry aussi rejoint cette tâche de faire coïncider l’écriture avec la vie et c’est cette ambition qui constitue le problème d’où émerge son œuvre. Il constate que « le langage poétique […] ne s’efface pas devant ce qu’il nous communique » (S, p. 382) ; il bute sur la duplicité du langage, sur le fait qu’il masque autant qu’il offre ce qu’il exprime. Dans le cours sur la littérature, postérieur d’une année environ à la conférence de Genève, après l’introduction aux divers paradoxes entraînés par la question de l’expression (Cf. supra, pp. 183ss), Merleau-Ponty consacre six leçons à une lecture approfondie de l’ensemble de l’œuvre de Valéry. Ces leçons sont divisées en trois parties : 1. « Silence et pouvoir » sur l’impossibilité d’écrire ; 2. « La littérature cynique » à propos de l’écriture malgré l’impossibilité ; 3. « Réalité de la poésie » sur la pratique du langage comme dépassement de cette impossibilité. Les motivations du silence. Dans la première partie, Merleau-Ponty relève les arguments de Valéry en faveur de l’épaisseur du langage et l’impossibilité corrélative de l’expression à coïncider avec le vécu. En premier lieu, il évoque la question du corps : pour Valéry, nous avons en quelque sorte deux corps. L’un est simplement une masse, ce par quoi nous sommes situés dans l’espace alors que l’autre est le corps éveillé, connaissant. Nous sommes les deux à la fois3, et par conséquent, nous ne saurions, en tant que sujets, nous connaître nous-mêmes totalement. Il y a une « impuissance des yeux à voir le dos de leur homme » (RULL, p. 37 ; citation de Mauvaises pensées, p. 29). C’est donc la structure phénoménale du corps qui commande l’opacité de tout rapport à soi. En second lieu, Merleau-Ponty évoque la notion 2 Voici la citation dans les notes du cours : « Encore une fois, tout ce que nous savons est que nous sommes doués à un certain degré de la parole, et que, par elle, quelque chose de grand et d’obscur tend impérieusement à s’exprimer à travers nous, que chacun de nous a été choisi et désigné à lui-même entre mille pour formuler ce qui, de notre vivant, doit être formulé. C’est un ordre que nous avons reçu une fois pour toutes et que nous n’avons jamais eu loisir de discuter. Il peut nous apparaître, et c’est même assez paradoxal, que ce que nous disons n’est pas ce qu’il y a de plus nécessaire à dire et qu’il y aurait manière de le mieux dire. Mais c’est comme si nous y avions été condamnés de toute éternité. Ecrire, je veux dire écrire si difficilement, et non pour séduire, et non au sens où on l’entend d’ordinaire, pour vivre, mais, semble-t-il, tout au plus pour se suffire moralement et faute de pouvoir rester sourd à un appel singulier et inlassable, écrire ainsi n’est jouer ni tricher, que je sache. » (RULL, p. 21 ; la citation est tirée de Breton uploads/Litterature/ valery-proust-et-la-verite-de-lecriture.pdf

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