LA SIX CENT DEUXIÈME NUIT w Ahmed Ararou e fixer comme objectif l’errance dans

LA SIX CENT DEUXIÈME NUIT w Ahmed Ararou e fixer comme objectif l’errance dans le corps démesuré des Mille et Une Nuits , à la recherche de la Nuit 602, “la plus ma- gique de toutes”, selon Borges, “au cours de laquelle le roi Shahraiar entend de la bouche de la reine sa propre histoire”(OC 1 : 1222), est une entreprise risquée dont le succès peut briser tout le charme et la magie qui s’en dégagent. Conscient des effets pervers inhérents à une telle démarche, nous ne pouvons, toutefois, résister à la tentation d’ajouter, au peu qui s’est écrit à ce sujet1, une modeste contribution. Notre curiosité rejoint celle du petit nombre de ceux qui nous ont précédé pour pallier le faible intérêt suscité par cette question parmi la critique consacrée à l’œuvre de Borges, du moins celle que nous avons eu le temps d’explorer assidûment depuis bientôt une dizaine d’années. S Commençons donc par mettre à notre profit cette appréciation de Moncef Chelli sur l’œuvre de Borges qui souligne, à juste titre, que “Borges donne souvent l’impression d’être infini et que chacune de ses œuvres (et nous sommes tenté d’ajouter chacune de ses lignes) a 1 Nous pensons aux seuls travaux que nous connaissons jusqu’à présent sur ce thème : A.Kilito (16) ; O. Aouad-Lahrech (58) et R. Spiller (418). Variaciones Borges 14 (2002) search by... | volume | author | word | > menu AHMED ARAROU 158 son centre partout et son pourtour nulle part” (55). En effet, de l’infini, en tant que concept philosophique, il est souvent question dans les écrits de Borges ; quant à l’infini, en tant que principe esthé- tique, de nombreux textes de ce même auteur s’en inspirent. C’est ainsi que, parmi ses thèmes de prédilection, celui de l’infini est de- venu, au fil des temps et des écrits, une obsession justifiant pleine- ment le propos de Maurice Blanchot qui soupçonnait Borges “d’avoir reçu l’infini de la littérature”. (139) L’énigme de la Nuit 602, que nous souhaitons élucider dans les quelques lignes qui suivent, a trait à cette idée de l’infini que l’auteur n’a cessé de mettre en scène, d’habiller, selon le cas, d’un déguisement/prétexte à chaque fois différent. En ce sens, le recours à cette nuit, à supposer qu’elle existe, ne serait, à première vue, qu’une vêture de plus que l’auteur est allé chercher dans l’invraisemblable et exubérante garde-robe que sont Les Mille et Une Nuits pour représenter son obsession. Seulement, toujours au fil du temps et des écrits, l’évocation répétitive 2 de cet épisode est deve- nue elle-même une obsession borgésienne, érigeant cette nuit uni- que au rang de paradigme de l’infini littéraire et de l’illustration par excellence du même concept. Ceci dit, l’obsession qui nous habite, à notre tour, ne concerne pas cet aspect de la question, à savoir le rapport de la nuit 602 avec l’idée d’infini, mais est relative à son statut : existe-elle réellement dans le livre (ou livres) des Mille et Une Nuits, ou s’agit-il d’une nuit/conte apocryphe, comme se le sont déjà demandé nos prédé- cesseurs ? Avant de répondre à cette question, que nous reprenons à notre compte -en signe de reconnaissance envers eux-, examinons brièvement leurs conclusions. A. Kilito, malgré sa déception de ne pas trouver la prétendue nuit dans les versions dont il dispose, n’exclut pas son existence et insère les propos de Borges dans une logique qui régit la formation du 2 Signalons au passage que la référence à cette nuit surgit cinq fois dans les écrits de Borges, et non quatre fois comme le souligne O. Aouad-Lahrech (58). De même, l’ordre chronologique de sa parution est aussi à rectifier, car la première référence à la nuit 602 remonte à 1935 dans « Les Traducteurs des Mille et Une Nuits » et non à 1939 dans « Quand la fiction vit dans la fiction ». search by... | volume | author | word | > menu LA SIX CENT DEUXIÈME NUIT 159 texte des Nuits lui-même, à savoir celle “du livre qui n’a pas cessé, au cours des siècles, de s’enrichir, de se modifier, de se compléter. Un livre essentiellement inachevé, non fini, infini, (qui) n’exclut au- cune possibilité, pas même que le roi entende, à la six cent deuxième nuit, sa propre histoire (16).” O. Aouad-Lahrech, après une recher- che infructueuse, oriente son interprétation - avec raison semble-il- 3 vers une solution de l’énigme qui fait de Borges, indépendamment de ses arguments4, un héritier de ces copistes qui gratifiaient leurs lecteurs d’une nuit supplémentaire et magique. Il découle donc de cette interprétation que la nuit 602 « est une invention » (58) d’un Borges inspiré par le modus operandi des copistes dont il assume l’héritage. R. Spiller, quant à lui, dans une mention expéditive, nie l’existence de ce « conte central » et affirme qu’il est le fruit d’une « stratégie borgésienne ». (418) Nous avons donc là trois lectures possibles de l’absence de la nuit 602 des manuscrits et des différentes versions des Nuits consultés au moins par les deux premiers chercheurs. De par l’écrasante logique des argumentations, ils nous proposent, chacun à sa façon, une solu- tion vraisemblable et convaincante de cette énigme. Cependant, le mystère de l’existence ou non de ce conte reste entier. En l’absence d’une déclaration posthume de Borges reconnaissant son forfait, que dire de cette nuit introuvable ? Décidément, avec cet auteur, comme nous l’avons souligné auparavant, nous sommes condamnés à errer dans l’infini ; mais cette fois-ci il ne s’agit pas de l’infini comme mé- taphore, ce qu’incarne cet ouvrage aux yeux de tous, mais d’un infi- ni plus concret, l’allié de Borges dans cette affaire, à savoir celui d’un texte qui n’a pas fini de révéler tous ses secrets.5 Par ailleurs, 3 Les réserves de O. Aouad-Lahrech sur l’existence du récit “les deux rois et les deux labyrinthes” sont plus que fondées puisque Borges lui-même reconnaît qu’il l’a inventé de toutes pièces. Cf. à ce propos Antonio Carrizo. (236) 4 Les multiples confessions de Borges à propos de sa tendance à cultiver l’apocryphe constituent le fondement de son argumentation. 5 Bencheikh dit en l’occurrence que “l’érudition raisonne sur des versions d’un texte constitué oralement au fil des siècles selon des modes qui ne sont pas ceux de la littéra- ture écrite. Même la découverte de manuscrits encore inconnus ne changera sans doute rien au fait qu’une parole vivante peut déborder à chaque instant les dispositions de la mise en écrit et prendre nos raisonnements par le travers” (La parole 25). search by... | volume | author | word | > menu AHMED ARAROU 160 cela implique que tant que l’on n’aura pas « visité » tous les manus- crits et toutes les versions disponibles (travail infini), l’existence de la nuit magique relève du domaine du possible. Or, vouloir tout lire pour atteindre la vérité 6 est une mission qui s’apparente à la traver- sée du désert. A cette difficulté qui naît de la prolifération des ma- nuscrits et des versions, s’en ajoute une autre qui est relative au chaos sur lequel reposent leurs structures. En effet, comment se re- pérer dans des textes qui changent de physionomie et ne suivent pas un même ordre de classement ? 7 Nous voilà, donc, d’un côté, stimulé par cette lueur d’espoir qu’a fait naître l’existence d’une nouvelle piste et, d’autre part, découragé par des embûches d’ordre temporel : le temps qu’il faut pour tout lire (!), en l’absence d’unité d’ensemble. Face à cette nouvelle impos- sibilité, nous avons procédé à une lecture oblique des propos de Borges, incontournables pour avancer dans notre enquête ; mais cette fois-ci en faisant abstraction de l’arbre du chiffre qui nous ca- che la forêt de pistes qui s’y trouvent. Ainsi, une fois débarrassé de l’obsession du chiffre 602, nous avons repris les différents passages relatifs à ce sujet et nous en avons fait un seul texte, libéré des répé- titions et enrichi par les différences que nous avons relevées dans les fragments isolés. Cette fusion nous a permis de disposer d’un texte plus nuancé, plus complet et, par là même, plus opérationnel. Ce- pendant, dans un souci de clarté, nous reproduisons pour le lecteur les différents passages exploités : (...) Il en est de même pour certaines répétitions. N’est-ce pas prodi- gieux que dans la six cent deuxième Nuit, le roi Shahraiar entende de la bouche de la reine sa propre histoire? Comme le cadre général 6 En ce sens, l’exemple de René Khawam est significatif : sa recherche du manuscrit original et de son auteur compilateur se prolonge depuis plus de quarante ans. 7 Dans sa préface au Mille et Un Contes de la nuit , André Miquel précise à propos de l’édition du Bûlâq, communément appelée Vulgate du texte, que “ni ce corpus ni au- cun autre ne peuvent prétendre à être le texte, le texte vrai et parfait, des Nuits [...]. Tant il est vrai que les Nuits ne sont pas seulement un ensemble et un uploads/Litterature/ ahmed-ararou-le-six-cent-deuxieme-nuit.pdf

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