ALAIN ROBBE-GRILLET POUR UN NOUVEAU ROMAN LES ÉDITIONS DE MINUIT © 1963/2013 by

ALAIN ROBBE-GRILLET POUR UN NOUVEAU ROMAN LES ÉDITIONS DE MINUIT © 1963/2013 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier © 2012 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique www.leseditionsdeminuit.fr ISBN 9782707326621 © Photo: D.R. Table des matières À quoi servent les théories Une voie pour le roman futur Sur quelques notions périmées Le personnage L’histoire L’engagement La forme et le contenu Nature, humanisme, tragédie Éléments d’une anthologie moderne ÉNIGMES ET TRANSPARENCE CHEZ RAYMOND ROUSSEL LA CONSCIENCE MALADE DE ZENO JOË BOUSQUET LE RÊVEUR SAMUEL BECKETT, OU LA PRÉSENCE SUR LA SCÈNE UN ROMAN QUI S’INVENTE LUI-MÊME Nouveau roman, homme nouveau Temps et description dans le récit d’aujourd’hui Du réalisme à la réalité À quoi servent les théories (1955 et 1963) Je ne suis pas un théoricien du roman. J’ai seulement, comme tous les romanciers sans doute, aussi bien du passé que du présent, été amené à faire quelques réflexions critiques sur les livres que j’avais écrits, sur ceux que je lisais, sur ceux encore que je projetais d’écrire. La plupart du temps, ces réflexions étaient inspirées par certaines réactions – qui me paraissent étonnantes ou déraisonnables – suscitées dans la presse par mes propres livres. Mes romans n’ont pas été accueillis, lors de leur parution, avec une chaleur unanime ; c’est le moins que l’on puisse dire. Du demi-silence réprobateur dans lequel tomba le premier (Les Gommes) au refus massif et violent que la grande presse opposa au second (Le Voyeur), il n’y avait guère de progrès ; sinon pour le tirage, qui s’accrut sensiblement. Bien sûr, il y eut aussi quelques louanges, çà et là, mais qui parfois me déroutaient encore davantage. Ce qui me surprenait le plus, dans les reproches comme dans les éloges, c’était de rencontrer presque partout une référence implicite – ou même explicite – aux grands romans du passé, qui toujours étaient posés comme le modèle sur quoi le jeune écrivain devait garder les yeux fixés. Dans les revues, je trouvais souvent plus de sérieux. Mais je ne réussissais pas à me satisfaire d’être reconnu, goûté, étudié, par les seuls spécialistes qui m’avaient encouragé dès le début ; j’étais persuadé d’écrire pour le « grand public », je souffrais d’être considéré comme un auteur « difficile ». Mes étonnements, mes impatiences, étaient probablement d’autant plus vifs que j’ignorais tout, par ma formation, des milieux littéraires et de leurs habitudes. Je publiais donc, dans un journal politico-littéraire à grand tirage (L’Express), une série de brefs articles où j’exposais quelques idées qui me semblaient tomber sous le sens : disant par exemple que les formes romanesques doivent évoluer pour rester vivantes, que les héros de Kafka n’ont que peu de rapport avec les personnages balzaciens, que le réalisme-socialiste ou l’engagement sartrien sont difficilement conciliables avec l’exercice problématique de la littérature, comme avec celui de n’importe quel art. Le résultat de ces articles ne fut pas ce que j’attendais. Ils firent du bruit, mais on les jugea, quasi-unanimement, à la fois simplistes et insensés. Poussé toujours par le désir de convaincre, je repris alors en les développant les principaux points en litige, dans un essai un peu plus long qui parut dans La Nouvelle Revue française. L’effet ne fut hélas pas meilleur ; et cette récidive – qualifiée de « manifeste » – me fit en outre sacrer théoricien d’une nouvelle « école » romanesque, dont on n’attendait évidemment rien de bon, et dans laquelle on s’empressa de ranger, un peu au hasard, tous les écrivains qu’on ne savait pas où mettre. « École du regard », « Roman objectif », « École de Minuit », les appellations variaient ; quant aux intentions que l’on me prêtait, elles étaient en effet délirantes : chasser l’homme du monde, imposer ma propre écriture aux autres romanciers, détruire toute ordonnance dans la composition des livres, etc. Je tentais, dans de nouveaux articles, de mettre les choses au point, en éclairant davantage les éléments qui avaient été les plus négligés par les critiques, ou les plus distordus. Cette fois l’on m’accusa de me contredire, de me renier... Ainsi, poussé tour à tour par mes recherches personnelles et par mes détracteurs, je continuais irrégulièrement d’année en année à publier mes réflexions sur la littérature. C’est cet ensemble qui se trouve aujourd’hui rassemblé dans le présent volume. Ces textes ne constituent en rien une théorie du roman ; ils tentent seulement de dégager quelques lignes d’évolution qui me paraissent capitales dans la littérature contemporaine. Si j’emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de Nouveau Roman, ce n’est pas pour désigner une école, ni même un groupe défini et constitué d’écrivains qui travailleraient dans le même sens ; il n’y a là qu’une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c’est-à-dire à inventer l’homme. Ils savent, ceux-là, que la répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu’elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l’homme de demain. Louer un jeune écrivain d’aujourd’hui parce qu’il « écrit comme Stendhal » représente une double malhonnêteté. D’une part cette prouesse n’aurait rien d’admirable, comme on vient de le voir ; d’autre part il s’agit là d’une chose parfaitement impossible : pour écrire comme Stendhal, il faudrait d’abord écrire en 1830. Un écrivain qui réussirait un habile pastiche, si habile même qu’il produirait des pages que Stendhal aurait pu signer à l’époque, n’aurait en aucune façon la valeur qui serait encore aujourd’hui la sienne s’il avait rédigé ces mêmes pages sous Charles X. Ce n’était pas un paradoxe que développait à ce propos J.-L. Borgès dans Fictions : le romancier du XXe siècle qui recopierait mot pour mot le Don Quichotte écrirait ainsi une œuvre totalement différente de celle de Cervantès. D’ailleurs personne n’aurait l’idée de louer un musicien pour avoir, de nos jours, fait du Beethoven, un peintre du Delacroix, ou un architecte d’avoir conçu une cathédrale gothique. Beaucoup de romanciers, heureusement, savent qu’il en va de même en littérature, qu’elle aussi est vivante, et que le roman depuis qu’il existe a toujours été nouveau. Comment l’écriture romanesque aurait-elle pu demeurer immobile, figée, lorsque tout évoluait autour d’elle – assez vite même – au cours des cent cinquante dernières années ? Flaubert écrivait le nouveau roman de 1860, Proust le nouveau roman de 1910. L’écrivain doit accepter avec orgueil de porter sa propre date, sachant qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre dans l’éternité, mais seulement des œuvres dans l’histoire ; et qu’elles ne se survivent que dans la mesure où elles ont laissé derrière elles le passé, et annoncé l’avenir. Cependant, il est une chose entre toutes que les critiques supportent mal, c’est que les artistes s’expliquent. Je m’en rendis compte tout à fait lorsque, après avoir exprimé ces évidences et quelques autres, je fis paraître mon troisième roman (La Jalousie). Non seulement le livre déplut et fut considéré comme une sorte d’attentat saugrenu contre les belles-lettres, mais on démontra de surcroît comment il était normal qu’il fût à ce point exécrable, puisqu’il s’avouait le produit de la préméditation : son auteur – ô scandale ! – se permettait d’avoir des opinions sur son propre métier. Ici encore, on constate que les mythes du XIXe siècle conservent toute leur puissance : le grand romancier, le « génie », est une sorte de monstre inconscient, irresponsable et fatal, voire légèrement imbécile, de qui partent des « messages » que seul le lecteur doit déchiffrer. Tout ce qui risque d’obscurcir le jugement de l’écrivain est plus ou moins admis comme favorisant l’éclosion de son œuvre. L’alcoolisme, le malheur, la drogue, la passion mystique, la folie, ont tellement encombré les biographies plus ou moins romancées des artistes qu’il semble désormais tout naturel de voir là des nécessités essentielles de leur triste condition, de voir en tout cas une antinomie entre création et conscience. Loin d’être le résultat d’une étude honnête, cette attitude trahit une métaphysique. Ces pages auxquelles l’écrivain a donné le jour comme à son insu, ces merveilles non concertées, ces mots perdus, révèlent l’existence de quelque force supérieure qui les a dictés. Le romancier, plus qu’un créateur au sens propre, ne serait alors qu’un simple médiateur entre le commun des mortels et une puissance obscure, un au-delà de l’humanité, un esprit éternel, un dieu... Il suffit en réalité de lire le journal de Kafka, par exemple, ou la correspondance de Flaubert, pour se rendre compte aussitôt de la part primordiale prise, déjà dans les grandes œuvres du passé, par la conscience créatrice, par la volonté, par la rigueur. Le travail patient, la construction méthodique, l’architecture longuement méditée de chaque phrase comme de l’ensemble du livre, cela a de tout temps joué son rôle. Après Les Faux- Monnayeurs, après Joyce, uploads/Litterature/ alain-robbe-grillet-pour-un-nouveau-roman-1963-minuit 1 .pdf

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