T E X T E I N T É G R A L Amélie Nothomb Métaphysique des tubes Classiques & Co

T E X T E I N T É G R A L Amélie Nothomb Métaphysique des tubes Classiques & Contemporains COLLÈGE/LP & 2 Amélie Nothomb Métaphysique des tubes Présentation, notes, questions et après-texte établis par JOSIANE GRINFAS professeur de Lettres Classiques Contemporains & PRÉSENTATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 MÉTAPHYSIQUE DES TUBES Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Après-texte POUR COMPRENDRE Étapes 1 à 8 (questions) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 GROUPEMENT DE TEXTES Jardins de l’enfance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 INTERVIEW EXCLUSIVE Amélie Nothomb répond aux questions de Josiane Grinfas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 INFORMATION / DOCUMENTATION Bibliographie, Internet, visites. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Sommaire PRÉSENTATION Amélie Nothomb a désormais rejoint la pléiade des auteurs qui, dans les manuels scolaires, illustrent le genre autobiographique ou, plus largement, celui de l’écriture de soi. Il serait d’ailleurs intéres- sant de savoir ce que pense de ce voisinage un écrivain qui affiche, presque comme un manifeste, l’humour et la distanciation. De fait, pour l’auteur et le lecteur, ce titre sonne le départ d’une série d’aventures à la fois fondamentales et extraordinaires, organi- sées en épisodes qui pourraient s’appeler «Amélie et le tube», «Amélie et le chocolat blanc», «Amélie au jardin des délices» ou «Amélie et les carpes»… Comme Alice, le personnage créé par Lewis Carroll, la narratrice «passe de l’autre côté du miroir» pour essayer de retrouver et de fixer par l’écriture les fulgurances que la mémoire consciente et inconsciente a gardées des trois années qui l’ont fait naître au monde et à elle-même. Il s’agit d’un projet auto- biographique proprement heuristique1 – sinon métaphysique – : découvrir, y compris par le recours à la fiction, comment, en trois ans, elle est passée de l’état de «tube» (c’est l’idée qui «effleure» les parents), puis de monstre hurlant, à l’état «d’enfant dont rêvent les parents : à la fois sage et éveillée, silencieuse et présente, drôle et réfléchie, enthousiaste et métaphysique, obéissante et autonome» (p. 34, l. 18-20). Il s’agit aussi d’essayer de faire sentir, par le bouillonnement des images, des phrases, une expérience archaïque, Présentation 5 1. Qui a pour but et qui sert à une découverte. individuelle et collective : celle des «hallucinantes métamorphoses» qui font passer le bébé, «l’enfançon» à l’état de petite fille – ou de petit garçon. En effet, quand l’auteur choisit un titre pour le récit de sa haute enfance, elle choisit la singularité, l’étrangeté, voire l’excentricité1, au sens étymologique du terme. Ce que Pierre Loti a nommé Le Roman d’un enfant, Romain Gary La Promesse de l’aube, ou Nathalie Sarraute Enfance, Amélie Nothomb le nomme Métaphysique des tubes… comme un avertissement au lecteur : toi qui entres dans ce texte, laisse toutes tes habitudes, prépare-toi à entendre des récits «dont on ne sait s’ils sont confondants de pro- fondeur ou superbement désopilants. Peut-être sont-ils tout cela à la fois» (p. 10-11, l. 44-46). Et ce, avec ce style qui donne son caractère unique à l’univers et à l’écriture d’Amélie Nothomb : un style frénétique et bondissant, parfois proche de la transe, de la danse et qui est une célébration du bonheur d’écrire pour soi et pour les autres. À sa sœur qui lui demande pourquoi elle ment tout le temps (p. 101, l. 43), Amélie répond (p. 101, l. 49-50) : «Au fond, cela m’était égal, qu’on me croie ou non. Je continuerai à inventer, pour mon plaisir. » Et pour celui du lecteur. Présentation 6 1. Original, qui sort de la norme. Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n’eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait. Dieu avait les yeux perpétuellement ouverts et fixes. S’ils avaient été fermés, cela n’eût rien changé. Il n’y avait rien à voir et Dieu ne regardait rien. Il était plein et dense comme un œuf dur, dont il avait aussi la rondeur et l’immobilité. Dieu était l’absolue satisfaction. Il ne voulait rien, n’atten- dait rien, ne percevait rien, ne refusait rien et ne s’intéressait à rien. La vie était à ce point plénitude qu’elle n’était pas la vie. Dieu ne vivait pas, il existait. Son existence n’avait pas eu pour lui de début perceptible. Certains grands livres ont des premières phrases si peu tapageuses qu’on les oublie aussitôt et qu’on a l’impression d’être installé dans cette lecture depuis l’aube des temps. Semblablement, il était impossible de remarquer le moment où Dieu avait com- mencé à exister. C’était comme s’il avait existé depuis toujours. Dieu n’avait pas de langage et il n’avait donc pas de pensée. Il était satiété1 et éternité. Et tout ceci prouvait au plus haut point que Dieu était Dieu. Et cette évidence n’avait aucune importance, car Dieu se fichait éperdument d’être Dieu. Les yeux des êtres vivants possèdent la plus étonnante des propriétés : le regard. Il n’y a pas plus singulier. On ne dit pas Métaphysique des tubes 9 5 10 15 20 1. État de satisfaction. des oreilles des créatures qu’elles ont un « écoutard », ni de leurs narines qu’elles ont un « sentard » ou un « reniflard ». Qu’est-ce que le regard ? C’est inexprimable. Aucun mot ne peut approcher son essence1 étrange. Et pourtant, le regard existe. Il y a même peu de réalités qui existent à ce point. Quelle est la différence entre les yeux qui ont un regard et les yeux qui n’en ont pas ? Cette différence a un nom : c’est la vie. La vie commence là où commence le regard. Dieu n’avait pas de regard. Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. Ces activités végétatives2 passaient par le corps de Dieu sans qu’il s’en aper- çoive. La nourriture, toujours la même, n’était pas assez exci- tante pour qu’il la remarque. Le statut de la boisson n’était pas différent. Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube. Il y a une métaphysique3 des tubes. Slawomir Mrozek4 a écrit sur les tuyaux des propos dont on ne sait s’ils sont confondants de profondeur ou superbement désopilants5. Peut-être sont-ils Amélie Nothomb 10 25 30 35 40 45 1. Nature profonde. 2. Qui ont rapport aux seules fonctions vitales. 3. Interrogation, recherche rationnelle, qui a pour objet de connaître les causes du monde, de l’être, de l’esprit. 4. Auteur polonais né en 1930, figure du théâtre de l’absurde. 5. Très drôles. tout cela à la fois : les tubes sont de singuliers mélanges de plein et de vide, de la matière creuse, une membrane d’existence pro- tégeant un faisceau d’inexistence. Le tuyau est la version flexi- ble du tube : cette mollesse ne le rend pas moins énigmatique. Dieu avait la souplesse du tuyau mais demeurait rigide et inerte1, confirmant ainsi sa nature de tube. Il connaissait la séré- nité absolue du cylindre. Il filtrait l’univers et ne retenait rien. Métaphysique des tubes 11 50 1. Sans mouvement. Les parents du tube étaient inquiets. Ils convoquèrent des médecins pour qu’ils se penchent sur le cas de ce segment de matière qui ne semblait pas vivre. Les docteurs le manipulèrent, lui donnèrent des tapes sur cer- taines articulations pour voir s’il avait des mécanismes réflexes et constatèrent qu’il n’en avait pas. Les yeux du tube ne cillè- rent1 pas quand les praticiens les examinèrent avec une lampe. – Cet enfant ne pleure jamais, ne bouge jamais. Aucun son ne sort de sa bouche, dirent les parents. Les médecins diagnostiquèrent une « apathie patholo- gique2 », sans se rendre compte qu’il y avait là une contradic- tion dans les termes : – Votre enfant est un légume. C’est très préoccupant. Les parents furent soulagés par ce qu’ils prirent pour une bonne nouvelle. Un légume, c’était de la vie. – Il faut l’hospitaliser, décrétèrent les docteurs. Les parents ignorèrent cette injonction3. Ils avaient uploads/Litterature/ amelie-nothomb-metaphysique-des-tubes.pdf

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