Communications Analogie / anomalie Françoise Douay, Jean-Jacques Pinto Citer ce

Communications Analogie / anomalie Françoise Douay, Jean-Jacques Pinto Citer ce document / Cite this document : Douay Françoise, Pinto Jean-Jacques. Analogie / anomalie. In: Communications, 53, 1991. Sémantique cognitive. pp. 7- 16. doi : 10.3406/comm.1991.1800 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1991_num_53_1_1800 Document généré le 15/10/2015 Françoise Douay, Jean-Jacques Pinto Analogie/anomalie Reflet de nos querelles dans un miroir antique La querelle qui oppose la sémantique cognitive à la linguistique « orthodoxe » contemporaine : structuralisme et grammaire generative (Claude Vandeloise, ce numéro), éveille, en histoire des sciences du langage, des échos lointains mais familiers. Car, par bien des aspects, se trouve rappelée une querelle épistémologique ancienne de grande envergure, celle qui, dans l'Antiquité grecque, opposa les ano- malistes aux analogistes, les anomalistes de l'école stoïcienne de Per- game aux analogistes de l'école aristotélicienne d'Alexandrie. Certes, l'histoire ne se répète jamais identiquement, et c'est toujours mutatis mutandis et modulo des différences importantes qu'un rapprochement peut être risqué ; une superposition exacte n'est donc pas ici de mise. Toutefois, en nous montrant à distance, par-delà les polémiques immédiates, qu'il existe, de façon ancienne et récurrente, au moins deux discours divergents1 sur les fondements de la Grammaire, la querelle antique tend, aux querelles actuelles, un miroir instructif. Une clarification indirecte des divergences qui agitent la linguistique contemporaine est donc le but que se propose cette brève excursion sur les territoires historiques des analogistes et des anomalistes. Les faits remontent au deuxième siècle avant Jésus-Christ et s'incarnent en deux figures emblématiques : Aristarque, cinquième directeur en titre de la bibliothèque d'Alexandrie (700 000 volumes), théoricien, dans la mouvance d'Aristote, de l'analogie linguistique ; et son contradicteur Crates de Mallos, fondateur de la bibliothèque, rivale, de Pergame (400 000 volumes), qui donne du fatalisme stoïcien une interprétation grammaticale : plutôt qu'un système régulé par l'analogie, une langue est un corpus où domine l'anomalie ; d'où le nom des protagonistes antiques 2. A ce niveau de généralité, le rapprochement avec les débats actuels Françoise Douay, Jean-Jacques Pinto paraît injustifié, car, si les structuralistes ont en effet défendu la notion de système, seuls les grammairiens puristes ont fait, et font encore, leurs délices d'une langue naturelle conçue comme un corpus, un trésor, d'irrégularités : « ni tableaux, ni règles générales, ni, bien évidemment, aucune écriture symbolique, mais seulement la simple assertion d'un impossible : " dites, mais ne dites pas " ». Jean- Claude Milner, dans L'Amour de la langue (Éd. du Seuil, 1978, p. 33-35), a écrit sur le désir du puriste des pages lumineuses... où la sémantique cognitive, assurément, ne saurait se reconnaître. Pour voir apparaître la portée du débat entre Alexandrie et Pergame, et sa pertinence pour nos propres querelles, il faut entrer dans le détail des synthèses tardives : le meilleur exposé de la position analogiste (qu'il conteste parfois et dépasse souvent) se trouve au livre X de La Langue latine (De lingua latina), publiée en 45 avant Jésus-Christ par Varron, homme politique, administrateur, poète et grammairien latin ; et le meilleur exposé de la position anomaliste, au livre I (Contre les grammairiens) du Contre les mathématiciens (Contra mathematicos), rédigé au deuxième siècle de notre ère par le philosophe sceptique Sextus Empiricus. Cet enrôlement des grammairiens, et autres « dogmatiques », parmi les mathématiciens n'est pas fortuit puisque le point névralgique de la querelle concerne précisément les limites des modèles mathématiques-et-logiques et, en particulier, le rapport des règles grammaticales aux règles logico- mathématiques : sont-elles de même type ? peut-on leur accorder le même statut, et le même crédit ? Sextus Empiricus le nie expressément ; néanmoins, les positions qu'il défend, ou que ses analyses suggèrent, dépassent le simple purisme grammatical. Mais il faut reprendre les choses par leur début, c'est-à-dire, historiquement, par l'analogie. Varron rappelle excellemment que c'est en empruntant aux mathématiciens (Eudoxe de Cnide, ami d'Aristote, puis Euclide, d'Alexandrie) leur rapport proportionnel [analogon en grec) que les grammairiens alexandrins ont pu, les premiers, établir clairement, sous forme de tableaux, les paradigmes complexes de la morphologie flexionnelle grecque : déclinaisons et conjugaisons. Voici comment il expose leur démarche : § 41 Comparons 1 et 2 d'une part, 10 et 20 d'autre part : 2 est à 1 ce que 20 est à 10. On trouve aussi ce type de rapport entre couples semblables, par exemple dans les monnaies : un denier [dix as] est à un victoriatus [cinq as] ce qu'un autre denier est à un autre victoria- tus. De même dans tous les autres domaines, on dit qu'il y a rap- 8 Analogie/anomalie port proportionnel quand on rencontre un ensemble de quatre termes du type : le fils est au père comme la fille à la mère (en termes de relations de parenté), ou midi est au jour comme minuit à la nuit (en termes de divisions du temps). § 42 Les poètes font grand usage de ce type de rapport pour leurs comparaisons et il a des applications très raffinées en géométrie. Les grammairiens l'appliquent au langage, les plus ingénieux en ce domaine étant les disciples d'Aristarque qui disent par exemple qpfamorem/amori [amour, accusatif/datif] et dolorem/dolori [douleur, accusatif/datif] sont proportionnellement semblables (ils voient bien qu'amorem est différent d'amori et dolorem de dolori, puisqu'il s'agit de cas différents, mais leur argument, c'est qu'ils comparent des couples semblables). § 43 La proportion est parfois constituée de deux rapports imbriqués, tels que l'un constituerait une verticale et l'autre la perpendiculaire. Voici qui éclairera mon propos. Soient des nombres ainsi disposés : 1 2 4 10 20 40 100 200 400 On retrouve dans ce tableau numérique les deux rapports que j'ai annoncés et on en tire deux analogies différentes : rapport du double sur l'horizontale : 1/2 = 2/4 rapport du décuple sur la verticale : 1/10 = 10/100. § 44 De la même façon, la flexion des mots se développe dans deux directions quand on passe du nominatif aux cas obliques d'une part, et du nominatif à un autre nominatif d'autre part. On obtient ici un tableau analogue : nominatif datif génitif masculin albus albo albi féminin alba albae albae neutre album albo albi Par suite, en partant du modèle, on obtient par flexion < perpendiculaire » des analogies du type : albus/ Atrius : albo/Atrio et par flexion « verticale > : albus/ Atrius : alba/Atria. [La Langue latine, X. 41-44, trad. Baratin et Desbordes, 1981, p. 189). Notre grammairien poursuit son exposé en introduisant graduellement des exemples de plus en plus complexes, toujours selon la même méthode : en exposant d'abord le cas arithmétique et en l'illustrant ensuite par des exemples linguistiques. Cependant, Varron le souligne nettement, cette démarche qui, dit-il, « va de 1 à 2 », n'est Françoise Douay, Jean-Jacques Pinto pas une procédure de découverte, mais un mode d'exposition a posteriori, ordonnant des faits établis ; la pédagogie va du simple au complexe, mais l'heuristique, elle, suit plutôt la voie inverse - et les mathématiciens cèdent ici le pas aux physiciens : Ceux qui spéculent sur la nature de l'univers - les physiciens - partent de l'ensemble des phénomènes naturels, c'est-à-dire d'éléments secondaires, pour remonter jusqu'à une mise en évidence des principes fondamentaux de l'univers. Les sons, de même, sont bien les constituants de la langue, mais c'est en partant de la langue que les grammairiens ont pu mettre les sons en évidence (§ 49, trad, citée, p. 193). Or, pas plus que le son, le mot n'est, pour le grammairien, une donnée première ; celui-ci procède en effet de la multiplicité des formes fléchies (albus, albi, albo... albus, alba, album...) vers l'unité invariante qu'il abstrait des séries de formes variables et qui, associée à une interprétation récurrente, trouve son statut grammatical de mot (albus 3 : « couleur de lait »). La démarche méthodique du grammairien « qui spécule sur la nature de la langue » est donc aux antipodes de la démarche spontanée du locuteur primitif, dont le premier geste linguistique, Vairon l'admet sans réticence, est la nomination (le fait d'affecter un groupe de sons à la désignation d'une personne ou d'une chose, matérielle ou mentale, par une convention stable et partagée). Liée à la volonté humaine, cette opération de nomination en a l'arbitraire et l'irrégularité, qui se marque dans le caractère lacunaire, « défectif », des séries lexicales et dans les incertitudes de la morphologie dériva- tionnelle : aux habitants de Rome (Roma), on a donné le nom de Romains (Romani), et aux habitants de Capoue (Capua), celui de Capouans (Capuenses) (X. 16, trad, citée, p. 187). Cet arbitraire, une fois entré dans l'usage, ne peut plus être modifié, et nul ne saurait dire sans barbarisme *Romenses ou *Capuani (les *Romans, les *Capouains). Cependant, cette irrégularité de la dérivation - cette anomalie4 - n'empêche pas la flexion d'être parfaitement régulière, c'est-à-dire conforme à l'analogie de l'un et l'autre paradigme : Romani — ► romanus, -a, -um (romain, romaine) et Capuenses — ► capuensis, -is, -e (capouan, capouane). Ces régularités qui échappent à la volonté humaine forment ce que Varron appelle la nature de la langue : Je parle d'arbitraire quand uploads/Litterature/ analogie-anomalie 1 .pdf

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