L'orange mécanique Anthony Burgess Le livre de poche (1962) Note: **** Le décor

L'orange mécanique Anthony Burgess Le livre de poche (1962) Note: **** Le décor inquiétant de cette fable anti-utopique, nous le connaissons bien : c'est celui de la banlieue concentration- naire qui va recouvrir peu à peu la surface habitable de la planète. Une immense zone urbaine d'ennui, de désolation et de peur. Sur ce monde déshumanisé et ses habitants as- servis, Alex, le voyou au charme pervers féru de musique classique et de langues anciennes, entend régner par la viol- ence et la terreur. A la fois tête de sa horde adolescente, il matraque, viole, brûle, torture, et s'acharne à détruire une société programmée pour le bonheur et le progrès. Archange du Mal à l'état pur, il hante à jamais les pages cruelles de cet inoubliable thriller métaphysique. Né en 1917 à Manchester, Anthony Burgess a étudié la linguistique et la littérature avant de servir dans l'armée de 1940 à 1946. Enseignant en Angleterre et en Malaisie, Bur- gess a d'abord été compositeur. Auteur de deux symphonies, de sonates et de concertos, il ne se tourne que tardivement vers l'écriture : en 1956, sa vie en Malaisie lui inspire une trilogie satirique sur le colonialisme. Quand, en 1959, les médecins croient lui découvrir une tumeur au cerveau, la carrière littéraire de Burgess s'accélère : en une année, il publie cinq romans et gardera toujours un rythme d'écriture très soutenu. On lui doit plusieurs volumes de critique lit- téraire, divers essais ser Joyce et Shakespeare, des articles de journaux et une vingtaine de romans souvent cruels et caustiques comme L'Orange mécanique, son chef-d'œuvre magistralement adapté au cinéma en 1971 par Stanley Kubrick, ainsi que Le Testament de l'orange et L'Homme de Nazareth. Burgess meurt en 1983, laissant une œuvre ori- ginale où contestation violente et conservatisme s'entremêlent avec brio. 3/437 Anthony Burgess L’Orange mécanique Traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier 5/437 Note des traducteurs Cette traduction surprendra peut-être d’abord le lecteur par certaines curiosités du vocabulaire. Il faut y voir le souci de re- specter la volonté originale de l’auteur. Le langage de l’Humble Narrateur et Martyr, héros de ce roman, est surprenant à la fois par sa simplicité et par les « infiltra- tions » qui ont fini par le conditionner. La simplicité appartient à la jeunesse du per- sonnage ; les « infiltrations » relèvent d’une pénétration de la brutalité et d’un viol de la conscience dont nous voyons et pouvons mesurer presque chaque jour la croissance et les effets. L’argot (un « méta-argot », souvent, si l’on peut dire), le manouche (le parler romani), le russe (« la propagande », déclare Burgess lui-même) marquent l’in- trusion et cet aspect d’une révolution, subie sinon passive, du langage. Cela dit, l’art d’Anthony Burgess est tel, l’emploi des mots « nouveaux » si admir- ablement calculé et dosé que, la première surprise passée, le lecteur se laissera porter et emporter, nous en sommes certains, sans la moindre difficulté. Mais enfin, pour amuser plutôt que pour éclairer, l’on trouvera à la fin du livre un Glossaire des principaux termes clefs. 7/437 PREMIÈRE PARTIE 1 « Bon, alors ça sera quoi, hein ? » Il y avait moi autrement dit Alex, et mes trois drougs, autrement dit Pierrot, Jo et Momo, vraiment momo le Momo, et on était assis au Korova Milkbar à se creuser le ras- soudok pour savoir ce qu’on ferait de la soirée, – une putain de soirée d’hiver, branque, noire et glaciale, mais sans eau. Le Korova Milkbar, c’était un de ces messtots où on servait du lait gonflé, et peut-être avez- vous oublié, Ô mes frères, à quoi ressemblait ce genre de messtot, tellement les choses changent zoum par les temps qui courent et tellement on a vite fait d’oublier, vu aussi qu’on ne lit plus guère les journaux. Bref ce qu’on y vendait c’était du lait gonflé à autre chose. Le Korova n’avait pas de licence pour la vente de l’alcool, mais il n’existait pas encore de loi interdisant d’injecter de ces nouvelles vesches qu’on mettait à l’époque dans le moloko des familles, ce qui faisait qu’on pouvait le drinker avec de la vélocette, du synthémesc ou du methcath, ou une ou deux autres vesches, et s’offrir quinze gen- tilles minutes pépère tzarrible à mirer Gogre et Tous Ses Anges et Ses Saints dans son soulier gauche, le mozg plein à péter de lu- mières. Ou alors drinker du lait aux couteaux, comme on appelait ça, façon de s’affûter et de se mettre en forme pour une petite partie salingue de vingt contre un, et c’était justement ce qu’on drinkait le soir par où je commence cette histoire. On avait les poches pleines de mouizka, si bien qu’on n’avait vraiment pas besoin, his- toire de craster encore un peu de joli lolly- pop, de toltchocker un vieux veck au fond d’une impasse et de le relucher baigner dans son sang tout en comptant la recette et la di- visant par quatre, ni de faire les ultra- 10/437 violents à une viokcha ptitsa, toute grisaille et tremblante dans sa boutique, pour vider le tiroir-caisse jusqu’aux tripes et filer en se bidonskant. Mais, comme on dit, l’argent n’est pas tout. Tous les quatre on était sapés à la super plus énième mode, c’est-à-dire à l’époque collant noir supercollant, avec le moule à gelée des familles, comme on disait, plaqué sur la fourche, pour la protection et aussi pour le style, vu qu’on reluchait assez clair le motif sous le collant à la bonne lumière, autrement dit le mien était en forme d’araignée, et Pierrot, lui, c’était une rouke (une main, autrement dit), Jo, une fleur tout ce qu’il y avait de fantaisie, tandis que ce pauvre vieux Momo en avait un qui était genre litso de clown (autrement dit face de clown), canaille et bandant, Momo n’ayant pas grande idée des choses ni de l’être et étant le plus momo de nous quatre, ce qui aurait crevé les yeux même à saint Thomas. 11/437 Et par-dessus on portait des vestes cintrées sans revers, mais avec de ces épaules maxi- rembourrées (des « pletchos », on les ap- pelait), façon de singer pour rire qu’on les avait comme ça. Ensuite, mes frères, on avait de ces foulards blanc cassé qu’on aurait dit de la purée de kartoffel ou de patate fouettée en crème où on aurait fait un dessin à la fourchette. On portait les cheveux pas trop longs et on avait des bottes branques tzar- ribles pour shooter. « Bon, alors ça sera quoi, hein ? » Il y avait trois dévotchkas assises au bar, en tout et pour tout, et nous autres maltchicks on était quatre, genre un pour tous et tous pour un le plus souvent. Elles étaient aussi sapées à la super plus énième mode, ces girondes, avec des perruques, l’une pourpre, l’autre verte et l’autre orange, sur le gulliver, qui avaient bien dû leur coûter trois ou quatre semaines de salaire chaque, minimum je dirais, sans compter le 12/437 maquillage assorti (arc-en-ciel autour des glazes c’est-à-dire, et rote peinte très grande). Et puis elles avaient de longues robes noires très droites, et à l’endroit des groudnés elles portaient des petits macarons en simili-argent avec des noms de maltchicks – Jojo, Michou et autres – qui étaient censé- ment ceux des différents maltchicks avec qui elles avaient spaté avant leurs quatorze ans. Elles ne cessaient pas de regarder de notre côté et j’avais presque envie de dire (du coin de la rote, naturellement) qu’on allait souf- frir un coup de pol à trois en laissant ce pauvre vieux Momo à la traîne, vu qu’il aurait suffi de lui koupter un demi-litre de moloko, seulement cette fois avec une motte de synthémesc dedans ; mais ça n’aurait vraiment pas été de jeu. Momo était très très laid et ressemblait à son nom, mais c’était un battant vicieux tzarrible, très adroit de la botte. « Bon, alors ça sera quoi, hein ? » 13/437 Le tchelloveck qui était assis à côté de moi, vu qu’il y avait cette énorme et longue ban- quette en peluche courant tout autour de trois murs, avait bel et bien décollé ; les glazes vitreux, il bafouillait des slovos genre « Aristote usine à blabla fugue cyclamen va te faire forniculer petit malin ». Pas de doute, il avait pris le large très loin, sur or- bite, et je savais comment ça faisait, ayant essayé comme tout le monde, mais à l’époque j’avais fini par penser que ce genre de vesche était plutôt de la lâcheté, Ô mes frères. On restait étendu là après s’être tapé un moloko des familles et ensuite on avait le messel que tout ce qui était autour était comme qui dirait du passé. On reluchait par- faitement tout, absolument tout, très clair – les tables, la stéréo, les lumières, les girondes et les maltchicks – sauf qu’on aurait dit des vesches qui étaient là tout à l’heure mais qui n’y étaient plus du tout du uploads/Litterature/ anthony-burgess-l-x27-orange-me-canique.pdf

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