Anthropologie et marxisme : années 1950-70 Emmanuel Terray CEAf – Centre d’étud

Anthropologie et marxisme : années 1950-70 Emmanuel Terray CEAf – Centre d’études africaines (UMR194 IRD/EHESS) halshs-00207614, L’Afrique, miroir du contemporain, Journée d’études de l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC UMR8177 CNRS/EHESS), EHESS, Paris (France), 19 juin 2007 [oai:hal.archives-ouvertes.fr:halshs-00207614] Anthropologie et marxisme : il s’agit là d’un thème relativement éculé, sur lequel beaucoup de choses ont déjà été écrites, par exemple par Marc Abélès. Aussi j’userai de la liberté que m’ont généreusement laissée les organisateurs du séminaire pour l’aborder d’une autre manière : je voudrais raconter comment mon itinéraire personnel m’a conduit à rencontrer cette question et à essayer de lui apporter une réponse. En ce qui me concerne, mon adhésion au marxisme en anthropologie – ou plus précisément ma tentative d’utiliser les catégories et les méthodes d’approche du matérialisme historique dans le domaine traditionnel de l’anthropologie, les sociétés dites primitives – est née d’un effort pour assurer la convergence de deux ambitions ou de deux démarches, l’une d’ordre politique, l’autre d’ordre scientifique ou théorique. « En ce qui me concerne » : je ne parle que pour moi, et je raconte un itinéraire qui est assurément banal, mais qui m’est personnel. Contrairement à une opinion qui est parfois reçue, en particulier à l’étranger, il n’y a jamais eu d’école française de l’anthropologie marxiste. Pour m’en tenir à ma génération, Maurice Godelier ou Claude Meillassoux, Pierre-Philippe Rey et moi-même n’avons jamais formé en aucune manière un groupe. Nous étions profondément divisés – non seulement sur le plan politique – Maurice Godelier appartenant alors au PC, et les autres à diverses variétés du gauchisme, mais aussi en matière de théorie, et nos divergences portaient, non pas sur des points de détail, mais sur l’interprétation de quelques-unes des notions fondamentales du marxisme. S’il m’arrive donc de dire « nous », ce « nous » désignera, non pas les anthropologues marxistes, mais d’autres collectivités dont j’essaierai chemin faisant de préciser l’identité. En ce qui me concerne encore, la première démarche, chronologiquement parlant, fut de nature politique. Comme beaucoup des adolescents de la bourgeoisie au début des années 1950, j’ai très tôt détesté aussi bien la société dans laquelle j’allais devoir vivre que la classe sociale dont j’étais issu. Ce refus – guidé ou éclairé par certaines lectures comme celle de Malraux, dont on ne soupçonne guère aujourd’hui le rôle et l’influence – ce refus a été mon premier geste politique, mais à l’origine ses mobiles ont été avant tout de caractère affectif : colère devant l’injustice et l’hypocrisie, aspiration à halshs-00207614, version 1 - 5 Aug 2008 Manuscrit auteur, publié dans "L’Afrique, miroir du contemporain, Journée d'études de l'Institut Interdisciplinaire d'Anthropologie du Contemporain (IIAC), Paris : France (2007)" Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 2/11 la fraternité du combat commun. Rien là que de très ordinaire. Dans un très bel article intitulé « Le choix des camarades », Ignazio Silone – qui fut l’un des fondateurs du PCI avant de le quitter au début des années 30 – constate qu’au XXe siècle, un engagement politique militant n’est jamais le fruit d’une décision rationnellement réfléchie, ne résulte jamais d’une comparaison lucide et objective entre divers systèmes disponibles : on choisit d’abord avec qui l’on veut vivre et lutter, et contre qui ; on choisit ses camarades, et ses ennemis ; ensuite seulement, l’on s’efforce de fonder ce choix en raison, de lui trouver des justifications théoriques et des motifs raisonnables. Il en fut ainsi pour moi. Vers l’âge de vingt ans, il me fallut donner corps et consistance à ma révolte adolescente, sur le plan de la pensée comme sur le plan de l’action : faute de quoi, je me serais bien vite rallié aux valeurs et aux coutumes de ma classe d’origine, perspective qui me faisait horreur. En matière de pensée, ce qui s’offrait aux jeunes gens de ce temps, de façon massive et incontournable, c’était le marxisme. Il nous apportait une interprétation globale et massive du monde et de l’histoire dont le réalisme nous séduisait ; il nous assurait que la société présente, produit de l’évolution historique, n’était qu’une étape transitoire et disparaîtrait à son tour ; il nous promettait qu’une autre organisation sociale était possible, fondée sur l’égalité et la fraternité, à condition que les hommes la voulussent et fussent assez forts pour l’imposer. Bref, le marxisme donnait à nos aspirations éthiques la garantie de la science : c’était – et cela avait été depuis ses origines – le secret de son incomparable prestige. Mais le marxisme des années 1950 était dans un triste état. Ce qui nous était proposé sous cette étiquette, c’était d’abord la « vulgate » répandue par le PCF. Selon celle-ci, l’ouvrage fondamental du marxisme n’était ni Le Capital ni Le Dix huit Brumaire de Marx, c’était L’Anti-Dühring d’Engels. Assurément, nous étions en quête de divorces tranchés d’avec la philosophie bourgeoise, et les attitudes de provocation et de bravade n’avaient rien qui puissent nous effrayer. Cependant, le matérialisme simpliste et réducteur professé à cette date par le PC ne nous satisfaisait pas, car il ne permettait pas d’être ou de paraître intelligents, ce qui est toujours une rude épreuve pour de jeunes intellectuels. Il faut rappeler qu’en 1955, Histoire et Conscience de classe de Lukacs n’était pas encore traduit – la revue n’en commencera la publication, chapitre par chapitre, que l’année suivante – et que l’oeuvre de Gramsci, dont il existait en France des morceaux choisis, était bien loin de connaître la popularité qui serait la sienne dix ans plus tard. Le théoricien le plus en vue du PC, c’était Garaudy, piètre brouet pour des appétits aussi aiguisés que les nôtres. Une autre interprétation du marxisme était cependant en train de se faire jour. Elle prenait appui sur les Manuscrits de 1844 – dont n’était pourtant publiée en français qu’une version non seulement tronquée, mais lourdement fautive – et elle réunissait autour d’elle à la fois des philosophes de grande valeur comme Jean Hyppolite, et des personnages dont les intentions ou les arrière-pensées nous semblaient beaucoup moins claires, comme les Révérends pères jésuites Bigo et Calvez. Sous la plume de ces penseurs, le marxisme devenait une sorte de naturalisme humaniste, qui se rapprochait à bien des égards de l’existentialisme sartrien ; ainsi compris, il se situait certes à un « niveau intellectuel » bien supérieur à celui de la vulgate communiste, mais d’un autre côté, il perdait, si je puis dire, ses angles et ses arêtes ; il se métamorphosait en une sorte de philosophie réconciliée, qu’il était désormais possible de regarder comme une variété halshs-00207614, version 1 - 5 Aug 2008 Emmanuel Terray Anthropologie et marxisme (2007) 3/11 parmi d’autres de la pensée bourgeoise. Dès lors, notre volonté de rupture n’y trouvait plus son compte. En ce qui concerne l’action, je dois donner au préalable une précision qui, apparemment, en surprendra certains : jamais, à aucun moment de ma vie, je n’ai été membre du Parti Communiste ni d’aucune de ses organisations satellites. Je n’en tire ni vanité ni regret ; je me dis parfois qu’une perception plus fine de l’Histoire aurait dû me commander de rallier le PCF en 1950 et de le quitter quelques années plus tard, de manière à pouvoir tirer parti et profit de mes expériences et de mes repentirs. Quoi qu’il en soit, je ne puis me vanter de n’être plus stalinien, puisque je ne l’ai jamais été – sinon peut-être de tempérament, ce qui est une autre affaire… ! Certes, j’ai connu à plusieurs reprises la tentation de l’adhésion ; et la première fois, ce fut pendant ces années 1953- 1954 où je commençais à me poser pour mon propre compte la question de Lénine « Que faire? ». Ce qui me retint alors d’entrer au PCF, j’en ai un souvenir très précis. Pour des raisons qui tiennent à mon histoire familiale, je me suis intéressé très jeune à la vie politique, et en 1948-49 j’avais lu avec attention le compte-rendu du procès Ktavchenko – Lettres Françaises concernant les camps de concentration soviétiques. Curieusement ce n’est pas l’existence de ceux-ci qui m’avait d’abord frappé – leur réalité dans toute son ampleur et son horreur ne m’avait pas paru alors entièrement établie ; ce qui m’avait bouleversé, c’était un témoignage, celui de Marguerite Biber Neumann : épouse du leader communiste allemand Heinz Neumann, elle s’était réfugiée en URSS lors de l’avènement de Hitler. Elle avait été arrêtée en 1937 lors des purges staliniennes, et en 1940, à la suite du pacte germano-soviétique, le NKVD l’avait livrée à la Gestapo, qui l’avait aussitôt déportée à Ravensbrück. Je me sentais incapable de l’affreux courage qui permettait aux militants communistes français d’assumer ou même de justifier de telles pratiques. A cette époque, il existait déjà des groupes d’extrême gauche et j’avais lu avec émerveillement et passion La Révolution trahie et La Révolution Russe de Trotski ; mais j’étais soucieux d’efficacité ; faute de mieux et sans illusion, je m’inscrivis à la fin de 1955 aux étudiants socialistes alors dirigés par Michel Rocard. Pour tous ceux uploads/Litterature/ anthropologie-et-marxisme.pdf

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