Sophocle Tragédies THÉÂTRE COMPLET* : Antigone Préface de Pierre Vidal-Naquet D

Sophocle Tragédies THÉÂTRE COMPLET* : Antigone Préface de Pierre Vidal-Naquet Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études Traduction de Paul Mazon Notes de René Langumier Gallimard Cette traduction a été publiée dans la collection des Universités de France sous le patronage de l’Association Guillaume Budé. © Société d’édition « Les Belles Lettres », 1962, pour la traduction française. © Éditions Gallimard, 1954, pour les notes. © Éditions Gallimard, 1973, pour la préface. PRÉFACE ŒDIPE À ATHÈNES Pour Jacques Brunschwig. Le poète et la cité. « Heureux Sophocle ! Il est mort après une longue vie, homme de chance et de talent ; il a fait des tragédies nombreuses et belles et il a connu une belle fin, sans jamais avoir subi aucun mal. » Ainsi le poète comique Phrynichos saluait-il, en 405 av. J-C. dans sa comédie Les Muses la mort récente (406) de Sophocle, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans. L’allusion est claire au début des Trachiniennes : « C’est une vérité admise depuis bien longtemps chez les hommes, qu’on ne peut savoir, pour aucun mortel avant qu’il ne soit mort, si la vie lui fut ou douce ou cruelle », et à la fin d’Œdipe Roi : « Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. » La vie de Sophocle fut donc tout le contraire d’une tragédie. Elle fut aussi une vie hautement publique et politique, en quoi Sophocle diffère aussi bien d’Eschyle, ce simple citoyen, combattant de Marathon mais n’ayant jamais occupé aucune charge, que d’Euripide, cet homme privé qui mourut, peu avant son aîné Sophocle à la cour du roi de Macédoine. La vie de Sophocle accompagne la grandeur athénienne et elle s’éteint deux ans avant l’effondrement de 404. Il naît en 496 ou 495 – une douzaine d’années après les réformes de Clisthène (508) qui donnent leur cadre à la future démocratie athénienne – fils d’un riche Athénien, Sophilos, propriétaire d’esclaves forgerons et charpentiers. Son dème est Colone à la limite de la ville et de la campagne, et il le dépeindra dans sa dernière œuvre. Auteur tragique, il renonce à jouer ses œuvres à cause de la faiblesse de sa voix. Époux d’une Athénienne et amant d’une Sicyonienne, il a connu certaines difficultés familiales, son fils légitime, Iophon, lui-même auteur tragique, lui reprochant de favoriser son petit-fils illégitime, le poète Sophocle le Jeune, mais il est douteux qu’il ait été accusé par ses enfants de sénilité comme le veut un biographe anonyme. Son succès aux concours tragiques fut sans précèdent. Il aurait été couronné vingt-quatre fois et ne fut jamais troisième. Eschyle ne le fut que treize fois, et Euripide ne connut que cinq victoires dont une posthume. Il est hellénotame en 443, c’est-à-dire administrateur du trésor athénien versé par les « alliés » d’Athènes, stratège en 440 aux côtés de son ami Périclès, auprès duquel il participe à l’expédition de Samos, puis de nouveau quelques années plus tard auprès du « modéré » Nicias. Après le désastre de Sicile (413), il est un des dix « Commissaires du conseil » (probouloi), à la suite d’une sorte de coup d’État qui devait aboutir à l’éphémère régime oligarchique de 411. Cette longue carrière politique favorisée probablement par ses succès d’auteur tragique, l’occupation de ces fonctions électives et non tirées au sort, ne firent pas de Sophocle un technicien de la chose politique. En ce domaine, déclare son contemporain Ios de Chios, « il n’était ni habile ni doué d’initiative, il était un honnête homme d’Athènes ». Honnête homme, traduisons riche et ajoutons conformiste. Homme pieux, membre d’un groupe rendant un culte au héros-médecin Amynos (le Secourable), il donne asile en 421 à la statue d’Asclépios que les Athéniens avaient fait venir d’Épidaure. Mort, il connut l’honneur suprême de l’héroïsation. Il fut Dexios, l’accueillant. On raconte que les rangs des assiégeants d’Athènes s’ouvrirent pour laisser passer son convoi mortuaire. L’Orestie d’Eschyle (458) peut être considérée comme un témoignage sur les réformes démocratiques d’Éphialte dont Périclès fut l’adjoint puis le successeur. Il est à peine besoin de rappeler que Les Perses (472) sont notre « source » la plus directe sur la victoire navale de Salamine (480). À travers l’œuvre d’Euripide (dont dix-sept pièces sont parvenues jusqu’à nous), c’est toute l’histoire d’Athènes au Ve siècle qu’il est possible et légitime de reconstituer. Il est paradoxal mais vrai de dire que l’œuvre du seul des trois grands tragiques qui ait été mêlé, au plus haut niveau, à la vie politique athénienne ne se laisse pas interpréter au fil de l’événement. Les allusions à l’« actualité » sont rares et d’interprétation difficile et discutée. Elles n’éclairent ni les œuvres ni l’actualité elle-même. Que Sophocle ait été patriote et ait aimé son bourg de Colone ne nous apprend que peu de chose. Dans l’Ajax, Tecmesse plaint le sort des bâtards. Faut-il y voir une allusion à la loi de 451 définissant comme citoyens ceux-là seuls qui étaient de père et mère athéniens ? Sophocle avait vécu les conséquences de cette loi dans sa propre famille, mais Périclès aussi, qui était l’auteur de la loi. L’Ajax ne se trouve ni éclairé, ni daté par ce rapprochement. L’épidémie, la « peste » qui est décrite au début de l’Œdipe Roi peut renvoyer à la peste d’Athènes de 430, mais elle peut aussi s’inspirer du chant I de l’Iliade. De toute l’aventure athénienne du Ve siècle, les guerres médiques, la domination impériale, la guerre du Péloponèse, rien ou presque rien ne se reflète directement dans l’œuvre. Le lien entre tragédie sophocléenne et politique athénienne existe pourtant, mais il se situe à un tout autre niveau. Il est non moins inutile de chercher à séparer la pensée de l’homme Sophocle de son œuvre. Il n’existe pas de « journal » de l’Œdipe Roi. On peut certes rapprocher tel ou tel moment d’une tragédie de fragments d’Héraclite ou de Protagoras, mais Sophocle n’a pas, comme Euripide semble avoir parfois, de porte-parole, il n’a pas d’autre politique et pas d’autre philosophie que celle de la tragédie elle-même, et c’est déjà beaucoup. De cette œuvre qui fut immense – cent vingt-trois pièces selon un lexicographe byzantin – il nous reste sept tragédies, résultat d’un choix dû à quelque universitaire du Haut Empire romain. Les papyrus trouvés en Égypte montrent que ces sept pièces étaient effectivement les plus lues. La même source nous a ainsi restitué de longs fragments d’un « drame satyrique »[1], Les Limiers. D’autres fragments sont connus soit par des citations d’auteurs anciens, soit par des papyrus. Il n’est pas totalement invraisemblable qu’une pièce entière soit un jour découverte en Égypte. Mais Sophocle était moins populaire à l’époque hellénistico-romaine que Ménandre ou même qu’Euripide. C’est la traduction des sept pièces conservées par les manuscrits médiévaux qui est donnée ici. De ces pièces, deux seulement sont datées avec précision : l’Œdipe à Colone, qui est son œuvre ultime et fut représentée après sa mort (406) en 401 par les soins de son petit-fils Sophocle le Jeune, et le Philoctète qui est de 409. De l’Antigone nous savons qu’elle fut représentée avant l’élection de Sophocle comme stratège (441). On date généralement – au moyen de critères discutables – Les Trachiniennes et Ajax des années 450-440, Œdipe Roi et Électre des environs de 430-420. Autant dire que nous ne savons rien des débuts de Sophocle dont la première victoire se situe en 468. Qu’il ait eu, selon son propre témoignage rapporté par Plutarque, trois « manières » différentes, comme Beethoven, ne peut être vérifié. Le mythe, le héros, la cité. La tragédie prend naissance, suivant le mot frappant de Walter Nestle, « quand on commence à regarder le mythe avec l’œil du citoyen ». Le poète tragique puise en effet dans l’immense répertoire des légendes héroïques qu’Homère et les auteurs des autres cycles épiques avaient mises en forme et que les peintres imagiers d’Athènes ont représentées sur les vases. Les héros tragiques sont tous empruntés à ce répertoire, et l’on peut dire que lorsque Agathon, jeune contemporain d’Euripide, qui incarne la Tragédie dans Le Banquet de Platon, écrivit pour la première fois une tragédie dont les personnages étaient de son cru, la tragédie classique est morte, ce qui ne l’empêche pas de subsister en tant que forme littéraire. Il n’y a pas d’autre origine de la tragédie que la tragédie elle-même. Que le protagoniste sorte du Chœur qui chante un « dithyrambe » en l’honneur de Dionysos, qu’un deuxième (avec Eschyle) puis un troisième acteur (avec Sophocle) viennent s’ajouter à lui dans l’affrontement du héros et du Chœur, ne peut s’expliquer en termes d’« origines ». Et on n’expliquera rien de plus en disant que le mot « tragédie » signifie peut-être : chant déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc (tragos). Ce ne sont pas des boucs qui meurent dans la tragédie mais des hommes et, si sacrifice il y a, c’est un sacrifice détourné de son sens. Une anecdote rapportée par Hérodote est pourtant uploads/Litterature/ antigone-sophocle-z-lib-org.pdf

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