1 « L’Archipel du goulag » par Michel Onfray 1973 : Alexandre Soljénitsyne publ
1 « L’Archipel du goulag » par Michel Onfray 1973 : Alexandre Soljénitsyne publie le récit glaçant, en 1500 pages, de la (sur)vie dans les camps de concentration soviétiques. En pleine guerre froide, il provoque une violente levée de boucliers. Le premier qui dit la vérité… S’il y eut, et c’est fort heureux, un Nuremberg du national-socialisme, il n’y eut pas, et c’est fort dommage, d’équivalent pour les crimes du marxisme- léninisme au XXe siècle. Les atrocités léninistes, trotskistes, staliniennes bénéficient d’une extraterritorialité morale qui sécrète une étonnante jurisprudence : en France, on peut avoir eu une jeunesse trotskiste à la Ligue communiste révolutionnaire ou à Lutte ouvrière, de jeunes années maoïstes à la Gauche prolétarienne ou au Parti communiste marxiste-léniniste français, voire au PCF des années staliniennes, sans que ce soit rédhibitoire pour faire carrière – bien au contraire ! En revanche, on imagine mal et, je le rappelle, c’est fort heureux, qu’un jeune, qui aurait manifesté sa dilection pour Mussolini, Pétain, Vichy, l’OAS, les nazis, les franquistes, les salazaristes, Pinochet, la Grèce des colonels, jouisse d’une même clémence et d’une même facilitation professionnelle. La parution à Paris, en langue russe, le 28 décembre 1973 (1974 en traduction française) de L’Archipel du goulag offre une pièce à verser au dossier d’instruction en vue d’un procès de Nuremberg des crimes marxistes- léninistes. 2 Avant cette date, d’autres auteurs ont dénoncé l’existence du régime de terreur qui sévissait en Union soviétique : Boris Souvarine avec son livre sur Staline (1935) et son Cauchemar en URSS (1937) ; André Gide dans Retour de l’URSS (1936) ; Kravchenko avec J’ai choisi la liberté ! (1946) ; Voline dans La Révolution inconnue (1947) ; ou Albert Camus, lire ou relire L’Homme révolté (1951). Dès lors, dans la seconde moitié du XXe siècle, qui voulait les preuves de la nature totalitaire de l’URSS en disposait. Ces critiques ne venaient pas de la droite ou de l’extrême droite, encore moins des « fascistes » comme il fut dit, ni de tsaristes animés par le ressentiment ou de traîtres stipendiés par la CIA et instrumentalisés par les services secrets de quelque autre pays : tous ces hommes ont d’abord souscrit à l’idéal d’une révolution appelée à apporter le bonheur à l’humanité, Soljénitsyne compris, avant de constater que ce projet de paradis avait accouché de l’enfer. Soljénitsyne consacre 1500 pages à ce qu’il nomme un « essai d’investigation littéraire ». Rien à voir avec la franche fiction d’un Orwell, le roman classique d’un Aragon, l’« autofiction » d’un Serge Doubrovsky ou le « romanquête » d’un BHL qui plient le réel à leur fiction : Soljénitsyne enquête et travaille comme Zola, il écrit aussi comme lui ou comme un auteur de roman naturaliste. Tout est vrai dans ce livre ; seuls manquent les noms propres qui exposeraient des gens restés sur place. Du Tout-Paris d’où il parle, Roland Barthes attaque l’œuvre en estimant que sa forme, pas assez poudrée ni parfumée selon son goût, exclut qu’on s’attarde sur le fond (Le Figaro, 8 octobre 1974). Il donne ainsi des gages à la gauche alors utile pour faire carrière. Scission. La première édition en français en 1974 (Seuil). Les intellectuels parisiens vont s’affronter sur sa qualité « littéraire ». L’Archipel du goulag n’a qu’une seule matière : le réel. Plus précisément : le réel politique soviétique dans son essence qui gît en son épicentre : un système concentrationnaire carcéral. Ce livre, comme tout chef-d’œuvre, est impossible à résumer. Il est dense, efficace, sans fioritures, sans littérature au sens où il ne vise pas des effets de style. La forme est au service du fond, elle n’est pas une fin en soi comme si souvent chez les 3 intellectuels, comme toujours chez les esthètes. L’écrivain fabrique une machine de guerre politique avec son écriture. Dans la multitude d’entrées possibles à ce livre, j’en isole une : la machine soviétique déshumanise, elle transforme les hommes en bêtes féroces. Le marxisme-léninisme proposait de mettre au jour un homme nouveau, l’Homo sovieticus dont elle avorte s’avère une régression vers l’inhumain. […] L’Archipel du goulag décrit l’odyssée de cet inhumain. De l’arrestation à la libération, quand elle a lieu et que le détenu n’est pas mort entre les deux en passant par la déportation, l’incarcération, l’humiliation, la dégradation, la soumission, les cercles de l’enfer débordent ceux de Dante. De quoi ceux qui sont arrêtés sont-ils coupables ? Il faut oublier cette idée qu’en régime marxiste-léniniste une arrestation obéirait à une raison franche claire, nette, définie ! C’est tout, rien, autre chose, n’importe quoi. Une broutille, une suspicion, une dénonciation, un arbitraire. Il s’agit pour le pouvoir de gouverner par la terreur : l’individu qui n’a rien à se reprocher doit se reprocher de n’avoir rien à se reprocher. C’est la grande leçon de 1793. Les puissants bolcheviques veulent que les misérables du peuple aient peur et tremblent sans cesse afin qu’ils se fassent zélés, obéissants, dociles, soumis, disciplinés, dominés. Sous couvert de communisme et de bonheur des peuples, le régime fabrique des esclaves en quantité industrielle. Pour ce faire, rien de tel que de passer par le corps qu’il faut salir, broyer, humilier, affamer, déshumaniser, torturer, dégrader, ruiner, violer : il est la voie royale qui mène à l’âme qu’il s’agit d’abolir, d’effacer comme une trace mauvaise d’un temps honni, celui d’avant, celui du capitalisme bourgeois. Plus de conscience, plus de morale, plus de valeurs, plus de vertus, plus de bien, plus de mal, plus de bon, plus de mauvais, il n’existe plus de loi, si ce n’est celle du goulag dans lequel il n’y a plus de loi. Le caprice de qui dispose du « liseré bleu », le signe distinctif d’appartenance à la tribu bolchevique, fait la loi. Trotski écrit Leur Morale et la nôtre pour expliquer que tout ce que décide la révolution est bon donc bien, tout ce qui l’entrave est mauvais donc mal. Tuer un commissaire du peuple qui vient, par caprice, de violer une femme, c’est mal ; tuer un paysan qui a ramassé quelques céréales après la moisson pour donner du pain à ses enfants, c’est bien. 4 Ainsi, quand les bolcheviques entrent dans une maison pour arrêter un homme et qu’ils découvrent un cercueil d’enfant dans la pièce, ils le fracassent, l’ouvrent, sortent le corps de l’enfant et regardent si la boîte ne contient rien de suspect. Puis ils embarquent le père de l’enfant mort et le conduisent dans un goulag pour dix ou vingt ans, ou plus. Il y sera exécuté ou il mourra de faim, de froid, d’épuisement, du typhus, de maladie, de mauvais traitements. Qu’a-t- il fait ? Rien du tout peut-être, mais le pouvoir avait besoin d’être craint comme la Mort et rien de tel pour ce faire que l’arbitraire, le caprice, le discrétionnaire : point n’est besoin d’être coupable pour devenir une victime. Le sang victimaire et sacrificiel doit couler sans répit, car il fonde la puissance bolchevique. La « déportation », le mot est employé, suit l’arrestation et l’interrogatoire musclé où l’humiliation commence par la torture du corps et de l’âme. On sait comment les hommes s’y prennent depuis le début de l’humanité. Parmi ces odieux raffinements dans le mal, l’écrasement des parties génitales, comme pour empêcher que se reproduise quiconque pourrait avoir l’impudence et l’imprudence de penser, agir et vivre en homme libre. Le régime marxiste-léniniste utilise les trains pour conduire les prisonniers vers leurs funestes destins. On déporte les enfants dès l’âge de 12 ans, les femmes quel que soit leur âge, les vieillards, les malades. Toute ressemblance avec quelque chose qui rappellerait ce qui fut commis à l’ouest de la Russie soviétique ne serait pas fortuite… 5 Enfer. Soljénitsyne au camp d’Ekibastouz, où il « travailla » de 1949 à 1953. Soljénitsyne rapporte qu’un homme fut interpellé par la police politique dans le bloc opératoire où il allait subir une intervention chirurgicale. Il se peut même que, paradoxe sidérant, cette Gestapo bolchevique s’empare d’un léniniste zélé, d’un communiste empressé, d’un militant dévoué, d’un dévot du marxisme-léninisme et l’envoie au goulag pour une ou deux décennies. Sa faute ? Ne la cherchez pas, il n’y en a pas. Le but du Politburo, qui se dit le peuple, mais qui n’est jamais que le Parti, à savoir les apparatchiks qui rassemblent les parvenus du nouveau régime, consiste à terrifier afin de gouverner par la terreur. Ces pourvoyeurs de mort triomphent en fils pieux et fidèles de Robespierre, Marat et Saint-Just. 1793 est leur avenir progressiste et le peuple, le cadet de leurs soucis. Ceux qui, aujourd’hui, se réclament de l’avocat ressentimenteux d’Arras pensent et agissent toujours ainsi. 6 Soljénitsyne effectue une analyse qui gêne par sa subtilité : il n’oppose pas le bon Lénine au mauvais Staline avec en tiers observateur un gentil Trotski antistalinien ! À Paris, les rhéteurs et les sophistes de gauche prétendent que Lénine avait les mains propres, qu’il était un homme qui voulait sincèrement le bonheur de l’humanité, que Staline a dévoyé son projet uploads/Litterature/ archipel-goulag.pdf
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- Publié le Aoû 27, 2022
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