Octave MIRBEAU Le Journal d’une femme de chambre (Éditions La Piterne, 2017) Pr

Octave MIRBEAU Le Journal d’une femme de chambre (Éditions La Piterne, 2017) Préface d'Arnaud Vareille Le Journal d’une femme de chambre est certainement le roman le plus célèbre de Mirbeau. Publié en juillet 1900, il fait suite au Jardin des supplices, paru un an auparavant et qui prenait acte de la mutation esthétique de l’écriture mirbellienne. Au début des années 1890, le romancier a traversé une grave crise morale, durant laquelle il s’interroge sur son talent et la valeur de la littérature. Son rapprochement avec le mouvement anarchiste n’est pas étranger à cette mise en question de son art et de sa fonction. Très actif dans la presse, qu’il alimente en articles et en contes, Mirbeau a des difficultés à en revenir au roman, comme le prouve Dans le ciel, un texte paru en feuilleton dans L’Écho de Paris, mais que Mirbeau ne publiera pas en volume1. De manière symptomatique, le livre traite de création artistique et des défaillances d’un peintre. Ce « roman de l’artiste », selon les normes génériques en vigueur alors, se distingue toutefois des œuvres similaires par la question lancinante de la quête de l’Idéal esthétique. Mirbeau comprend, en travaillant à ce roman, qu’il doit changer de manière et que ses premières œuvres, publiées dans les années 1880, appartiennent à une phase de son inspiration désormais révolue. Le Calvaire (1886), L’Abbé Jules (1888) et Sébastien Roch (1890) constituaient des romans d’introspection dans lesquels le personnage principal tranchait nettement, par sa sensibilité, son mystère, son étrangeté, avec la canaille qui l’entourait. Si le procès de la société s’y trouvait déjà, qu’il s’agisse de dénoncer la médiocrité bourgeoise, les institutions militaires, religieuses et politiques ou encore la morale officielle, le caractère fouillé de la psychologie du protagoniste tâchait de rendre compte de la complexité de l’homme et du monde par des voies littéraires qui, pour originales qu’elles fussent, se reconnaissaient d’illustres prédécesseurs, comme les romanciers russes, par exemple. Quand il publie de nouveau un roman, neuf ans après Sébastien Roch, Mirbeau s’est affranchi de toute influence et invente une forme ad hoc pour servir son double projet : un retour à la littérature, d’une part, et à une littérature de démystification, d’autre part. Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique (1901), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913) se ressentent tous de cet élan nouveau. Ce changement de perspective n’intervient pas de manière subite. Il est le fruit d’une longue maturation, comme en témoigne la genèse du Journal d’une femme de chambre. Sa parution en volume est un remaniement de plusieurs essais préalables. D’abord, Mirbeau en a donné des extraits à L’Écho de Paris sous la forme de feuilletons, parus du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892. Ensuite, il en a publié une version plus étoffée dans la Revue blanche, du 15 janvier au 1er juin 1900. L’édition Fasquelle de 1900 est sensiblement identique à la version de La Revue Blanche, nonobstant quelques ajouts d’épisodes et un travail de fond pour assombrir le tableau d’ensemble de la société décrite. L’une des modifications essentielles, déjà opérée par Mirbeau pour la Revue blanche, avait été de décaler la chronologie de l’action afin de la faire coïncider avec l’époque de la parution. Le Journal d’une femme de chambre présente ainsi de nombreux échos à l’actualité, et notamment à l’Affaire Dreyfus dans laquelle le romancier est particulièrement engagé aux côtés de Zola. Ces allusions au présent ne font pourtant pas du roman un roman d’imitation servile de la réalité. Au contraire, le texte, par sa forme comme par ses portraits, accroît sa littérarité. 1 Le roman ne sera édité qu’en 1989 par les éditions de L’Échoppe à Caen, puis en 2001 dans le volume II de l Œuvre romanesque de Mirbeau, édition critique établie par Pierre Michel, aux éditions Buchet-Chastel/Société Octave Mirbeau. Pouvoirs de la littérature Mirbeau considère, en effet, que le discours scientifique ou philosophique n’a pas l’apanage de la vérité et que la fiction recèle une force révélatrice propre tout aussi efficace. L’Affaire Dreyfus lui permet de faire valoir son point de vue, elle qui bouleverse les représentations et constitue l’acmé de la perversion du langage que le siècle n’a cessé de déplorer et qui a donné naissance au « roman philologique », ce « roman du soupçon », selon les mots de Philippe Dufour2. Moins profonde dans ses remises en cause de l’ordre social que ne l’a été la Révolution française, elle n’en constitue pas moins une source de nouveaux brouillages des valeurs langagières, à un moment où la République, enfin établie de manière pérenne après les affres du siècle, semblait devoir stabiliser la société, la langue et son sens. Ce qui cristallise cette tension durant l’Affaire Dreyfus est la remise en question de la nature évidente des faits, qui témoigne de la manipulation des preuves, du langage et de l’opinion. « Le faux témoignage est ce qu’il y a de plus chic, de mieux porté, cette année, dans la haute société », note Célestine dans son journal, propos auquel Léon Blum fera écho dans ses Souvenirs sur l’Affaire, parus en 1935, lorsqu’il décrira les réactions du camp adverse : « À chaque fait établi et acquis en faveur de l’innocence devaient répondre de nouvelles machinations ou de nouvelles fabrications : le premier dossier secret, celui de 1894, corroboré par le second, celui de Cavaignac ; les faux justifiés par d’autres faux ; les jugements civils discrédités ou dessaisis à mesure qu’ils penchaient vers la révision, le système du faux patriotique, la légende du faux impérial.3 » Dans une chronique de 1899, l’irrationalité des passions qui agitent le camp antidreyfusard est synthétisée par Mirbeau dans une formule paradoxale dont il fait le cri de ralliement absurde de la réaction : « Dreyfus n’est pas coupable d’avoir trahi... Dreyfus est coupable de n’avoir pas trahi !...4 » Deux ans auparavant, ce déni de réalité apparaissait déjà dans les propos de L’Illustre écrivain mis en scène par Mirbeau dans une chronique du Journal5. Qu’il dissimule à peine Paul Bourget sous le masque de l’Illustre écrivain ou qu’il nomme explicitement le nom de l’interlocuteur dans le titre de sa chronique de L’Aurore6, Mirbeau semble se livrer à l’exercice banal du compte rendu ou de l’interview qui fait florès dans la presse. Mais en outrant les propos et en inventant des rencontres qui n’ont jamais eu lieu, il transforme la chronique en espace fictionnel et polémique. La formule lui permet de donner au discours critique une portée que n’aurait pas, selon lui, le discours mesuré et rhétorique de ceux qui s’efforcent, dans la presse, de parler la voix de la raison. Pourtant leurs propos pointent les mêmes risques que ceux qu’il met en lumière. Jaurès, qui n’a pas la réputation d’être particulièrement alarmiste, use, dans ses articles, de termes on ne peut plus révélateurs de l’ambiance inquiétante qui règne alors. Qu’il évoque « les ténèbres du mensonge7 » dans laquelle la France se débat, les « généraux factieux », l’« atmosphère de coup d’État » ou « le complot royaliste 8», il dénonce la menace sourde qui plane sur le pays. Mais lorsqu’il évoque les mesures salvatrices à prendre pour conjurer le danger, il le fait dans une logique positiviste, à laquelle son socialisme n’est pas étranger. Aussi appelle-t-il les instituteurs à 2 La Pensée du langage, Paris, Seuil, 2004, p. 20. L’auteur ajoute que le roman « [à] travers la représentation des langages, [...] s’intéresse à leur inconscient politique » (ibidem). 3 Gallimard, coll. « Idées », 1981, p. 55. 4 « Chez Mazeau II », L’Aurore, 13 mai 1899. 5 « Chez l’Illustre écrivain », Le Journal, 28 novembre 1897. 6 Mazeau était le premier président de la Cour de cassation, très hostile à la révision du procès. 7 « Violences réactionnaires », La Dépêche, 8 juin 1899, in Jean Jaurès, Œuvres complètes, « L’Affaire Dreyfus », t. 7, édition établie par Cédric Cahm, Fayard, 2001, p. 565. 8 « La trame du complot », La Dépêche, 2 mars 1899, ibidem, respectivement p. 529 et p. 530. commenter l’arrêt de la Cour de cassation diffusé par voie d’affichage, non seulement à leurs élèves, mais à toute personne dans le cadre de « conversations familières9, » Pour Jaurès, le langage reste doté d’une rationalité évidente assurant la transparence des propos, la stabilité du référent et la capacité de raisonner autrui. Quant aux solutions qu’il entrevoit, elles ne laissent pas de présupposer une vision finaliste de l’histoire qui marcherait inéluctablement vers le progrès et la justice en éradiquant les brebis galeuses de l’armée après des « réformes profondes et révolutionnaires », préalables indispensables aux « grandes réformes 10», socialistes, s’entend. Mirbeau a une vision beaucoup plus pessimiste de l’homme et de l’histoire11. Le Jardin des supplices s’ouvrait sur un « Frontispice » dans lequel des personnages devisaient sur la loi du meurtre en s’accordant sur le fait que l’homme occidental, le civilisé, n’échappait pas à cette pulsion criminelle12. L’un des interlocuteurs, avant de uploads/Litterature/ arnaud-vareille-preface-du-quot-journal-d-x27-une-femme-de-chambre-quot.pdf

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