Cahiers « Mondes anciens » Histoire et anthropologie des mondes anciens 5 | 201
Cahiers « Mondes anciens » Histoire et anthropologie des mondes anciens 5 | 2014 Maudire et mal dire : paroles menaçantes en Grèce ancienne Au nom du père : la malédiction paternelle en Grèce ancienne Jean-Baptiste Bonnard Édition électronique URL : http:// mondesanciens.revues.org/1239 DOI : 10.4000/mondesanciens.1239 ISSN : 2107-0199 Éditeur UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques Référence électronique Jean-Baptiste Bonnard, « Au nom du père : la malédiction paternelle en Grèce ancienne », Cahiers « Mondes anciens » [En ligne], 5 | 2014, mis en ligne le 14 février 2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://mondesanciens.revues.org/1239 ; DOI : 10.4000/mondesanciens.1239 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. Les Cahiers « Mondes Anciens » sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Au nom du père : la malédiction paternelle en Grèce ancienne Jean-Baptiste Bonnard 1 Le terme « malédiction » a usuellement deux sens intimement liés. Il désigne d’abord les paroles par lesquelles on souhaite avec véhémence tout le mal possible à un individu ou à un groupe (une famille, une cité…), en appelant implicitement ou explicitement le courroux des puissances divines ou d’une instance supérieure (le sort, le destin…) à intervenir au service de ce souhait. De ce premier sens du terme, auquel on pourrait réserver le synonyme, moins polysémique, d’« imprécation », découle un prolongement qui n’est que la traduction ou l’accompagnement en actes des paroles d’imprécations : ainsi, une malédiction peut être, éventuellement, une pratique rituelle destinée à assurer l’efficacité du souhait. Le deuxième sens désigne l’effet des imprécations et des éventuelles pratiques malédictives sur celui ou ceux contre qui elles ont été lancées ou mises en œuvre : dans ce sens, on parle de malédiction pour désigner le malheur inéluctable qui pèse sur celui qui en est victime (la malédiction est donc aussi le fait d’être maudit) et la réalisation effective de l’imprécation1. Ces deux sens nous intéressent et plus particulièrement le premier. En grec, un terme désigne la malédiction, surtout dans ce premier sens, d’imprécation, celui d’ara qui exprime, de façon générale, la notion de demande aux dieux par une prière, mais qui s’est spécialisé, surtout au pluriel (arai), pour désigner l’imprécation, la malédiction lancée contre quelqu’un. L’étymologie en est incertaine : Antoine Meillet a fait le rapprochement avec un groupe de mots qui se retrouvent dans plusieurs langues indo-européennes pour désigner le fait de prononcer des paroles de façon solennelle2. 2 Les sociétés grecques, comme beaucoup d’autres, connaissent la pratique de la malédiction qui semble donc avoir une dimension structurelle anthropologique. Les malédictions qui vont retenir notre attention sont celles lancées, dans les mythes grecs, par des pères contre des fils. Nous étudierons plus précisément trois cas pour lesquels nous sommes particulièrement renseignés. Nous commencerons par présenter les trois malédictions qui nous intéressent avant d’en mettre en évidence les spécificités. Au nom du père : la malédiction paternelle en Grèce ancienne Cahiers « Mondes anciens », 5 | 2014 1 Les malédictions paternelles lancées par Œdipe, Thésée et Amyntor : les sources Œdipe 3 La malédiction pour laquelle nous avons le plus de sources est celle lancée par Œdipe contre ses deux fils Étéocle et Polynice. C’est sans doute par les Phéniciennes que cette malédiction a acquis sa notoriété – en tout cas sa notoriété moderne. Mais Euripide n’est assurément pas l’inventeur du motif. Quelle est la trace la plus ancienne de cet épisode ? Il n’en est pas question chez Homère3. Dans la geste thébaine du Cycle épique, deux poèmes pouvaient le traiter, l’Œdipodie et la Thébaïde4, le premier parce qu’il avait pour sujet la vie d’Œdipe, comme l’indique assez son titre, le second5 parce que, narrant la guerre des Sept contre Thèbes, il devait faire état de la malédiction lancée contre les deux fils d’Œdipe, cause lointaine de cette guerre, sans nécessairement en constituer la matière essentielle comme le pense Walter Burkert6. Dans les malheureux débris conservés de l’ Œdipodie, nous n’en pouvons trouver de traces. La présence de cet épisode dans le résumé que donne Albert Séveryns de cette épopée est donc purement conjecturale, mais assez probable dans la mesure où ce poème est, pense-t-on ordinairement, un remaniement de la Thébaïde et que celle-ci était sans doute alors très populaire, ce qui rendait difficile d’en supprimer un élément aussi important7. Or, des fragments de la Thébaïde, qui est un peu moins naufragée que l’Œdipodie, deux attestent précisément cette malédiction. Le fragment 2, rapporté par Athénée dit en effet : Aὐτὰρ ὁ διογενὴς ἥρως ξανθὸς Πολυνείκης πρῶτα μὲν Οἰδιπόδηι καλὴν παρέθηκε τράπεζαν ἀργυρέην Κάδμοιο θεόφρονος· αὐτὰρ ἔπειτα χρύσεον ἔμπλησεν καλὸν δέπας ἡδέος οἴνου. Aὐτὰρ ὅ γ’ ὡς φράσθη παρακείμενα πατρὸς ἑοῖο τιμήεντα γέρα, μέγα οἱ κακὸν ἔμπεσε θυμῶι, αἶψα δὲ παισὶν ἑοῖσιν μετ᾽ ἀμφοτέροισιν ἐπαρὰς ἀργαλέας ἠρᾶτο (θεῶν δ’ οὐ λάνθαν’ Ἐρινύν), ὡς οὔ οἱ πατρώϊ’ ἐνηέι <ἐν> φιλότητι δάσσαιντ’, ἀμφοτέροισι δ’ ἀεὶ πόλεμοί τε μάχαι τε Mais le héros issu des dieux, le blond Polynice, d’abord devant Œdipe plaça une belle table d’argent, celle de Kadmos inspiré des dieux ; ensuite il emplit une coupe d’or d’un doux vin. Mais Œdipe, dès qu’il eut remarqué devant lui les dons précieux de son père, une grande colère lui tomba au cœur, et aussitôt il maudissait gravement ses deux fils (et cette malédiction n’échappe pas à l’Érinys), souhaitant qu’ils ne partagent pas dans une amitié fraternelle les dons de leur père, mais qu’entre eux toujours il y ait guerres et combats8. 4 Le fragment 3, conservé par une scholie au vers 1375 de l’Œdipe à Colone, indique : Τοιάσδ’ ἀράς : Τοῦτο ἁπαξάπαντες οἱ πρὸἡμῶν παραλελοίπασιν· ἔχει δὲ τὰ ἀπὸ τῆς ἱστορίας οὕτως· οἱ περὶ Ἐτεοκλέα καὶ Πολυνείκην δι’ ἔθους ἔχοντες τῷ πατρί· Οἰδίποδι πέμπειν ἐξ ἑκάστου ἱερείου μοῖραν τὸν ὦμον, ἐκλαθόμενοί ποτε, εἴτε κατὰ ῥᾳστώνην εἴτε ἐξ ὅτου οῦν, ἰσχίον αὐτῷ ἔπεμψαν· ὁ δὲ μικροψύχως καὶ τελέως ἀγεννῶς, ὅμως γοῦν ἀρὰς ἔθετο κατ’ αὐτῶν, δόξας κατολιγωρεῖσθαι. Ταῦτα ὁ τὴν κυκλικὴν Θηβαΐδα ποιήσας ἱστορεῖ οὕτως· Ἰσχίον ὡς ἐνόησε, χαμαὶ βάλεν, εἶπέ τε μῦθον· ὤ μοι ἐγώ, παῖδες μὲν ὀνειδείοντες ἔπεμψαν Au nom du père : la malédiction paternelle en Grèce ancienne Cahiers « Mondes anciens », 5 | 2014 2 εἴκτο Διὶ βασιλῆι καὶ ἄλλοις ἀθανάτοισι χερσὶν ὑπ’ ἀλλήλων καταβήμεναι Ἄιδος εἴσω. « Ces imprécations » : Tous ceux qui m’ont précédé ont négligé ce point. Les détails de l’histoire sont les suivants. Étéocle et Polynice avaient l’habitude d’envoyer comme part à leur père Œdipe l’épaule de chacune des victimes. Mais un jour, à leur insu, par insouciance ou pour toute autre raison, ils lui envoyèrent la hanche. Alors Œdipe, parce qu’il lui semblait qu’on le négligeait, lança contre eux également, bassement et irrévocablement, des imprécations. L’auteur de la Thébaïde les décrit de la manière suivante : Dès qu’il comprit que c’était une hanche, il la jeta à terre et prononça ces paroles : « Hélas, mes enfants me l’ont envoyée pour m’outrager… Plaise au roi Zeus et aux autres immortels de les faire descendre dans l’Hadès sous les coups l’un de l’autre »9. 5 Laissons provisoirement de côté les problèmes que posent ces deux textes, et notamment leur articulation, et examinons les autres sources. Puisque les poètes lyriques n’ont apparemment pas traité ce thème10, bien que certains d’entre eux (notamment les Béotiens Corinne et Pindare, mais aussi peut-être Mimnerme) se soient intéressés à la geste thébaine, tournons-nous vers les Tragiques. Les Sept contre Thèbes est la troisième pièce, et seule survivante, d’une trilogie d’Eschyle représentée en 467. Du Laios et de l’ Œdipe qui la précédaient ne nous est à peu près rien parvenu (aucun fragment sûr du Laios ; un seul fragment de l’Œdipe), mais les vers 742-757 et 766-791 des Sept permettent d’avoir une idée de leur contenu11. La malédiction paternelle était vraisemblablement lancée dans l’Œdipe12. Les vers des Sept où Étéocle parle d’un cauchemar qu’il a eu y font sans doute allusion : ἄγαν δ’ ἀληθεῖς ἐνυπνίων φαντασμάτων ὄψεις, πατρώιων χρημάτων δατήριοι. Elles n’étaient que trop vraies, les visions de mes songes, qui partageaient mon patrimoine13 ! 6 Dans cette troisième pièce, le motif de la malédiction est présent tout du long14, ce qui a d’ailleurs conduit un commentateur moderne, Friedrich Solmsen, à écrire qu’elle en était le leitmotiv15. Sophocle fait probablement allusion à la malédiction lancée par Œdipe sur ses fils, dans la plus ancienne de ses pièces conservées, Antigone (442). Au vers 603, à propos des malheurs qui frappent la race d’Œdipe en général et plus particulièrement de celui qui a coûté leur vie à ses deux fils, le Chœur parle de λόγου τ᾽ἄνοια καὶ φρενῶν Ἐρινύς « la folie d’un discours et de l’Érinys d’une pensée », ce qui nous paraît une allusion à la malédiction paternelle. Il en parle plus explicitement dans sa pièce Œdipe à Colone jouée en 401, aux vers 421 et suivants : ἀλλ’ οἱ θεοί σφιν μήτε τὴν πεπρωμένην ἔριν κατασβέσειαν, ἐν δ’ ἐμοὶ τέλος αὐτοῖν γένοιτο τῆσδε τῆς uploads/Litterature/ au-nom-du-pere.pdf
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- Publié le Fev 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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