Utpictura18 - Voltaire Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « L’ironie volta

Utpictura18 - Voltaire Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « L’ironie voltairienne, une métaphore paternelle », Aix-en-Provence, cours d’agrégation 2008-2009 ~ L’ironie voltairienne ~ Une métaphore paternelle Rien ne définit mieux le style de Voltaire que l’ironie. Mais qu’est-ce au juste que l’ironie et est-ce seulement une affaire de style ? Pour définir ce qui caractérise à la fois l’écriture et la stratégie du Dictionnaire philosophique comme ironiques, on se réfèrera aux différentes traditions dont elle se nourrit. I. Trois modèles herméneutiques de l’ironie : rhétorique, philosophie et psychanalyse La dissimulation (rhétorique de l’ironie) Il y a d’abord une tradition rhétorique de l’ironie : Quintilien lui consacre un long développement au livre IX de l’Institution oratoire, qui servira de base à la définition du Traité des tropes de Dumarsais, elle- même reprise et discutée par Beauzée dans l’article IRONIE de l’Encyclopédie. Dans cette tradition, l’εἰρωνεία grecque, traduite en latin comme dissimulatio, apparaît essentiellement comme un masque énonciatif : il s’agit par l’ironie de signifier le contraire de ce qu’on dit. Voltaire (en rose) dînant à Sans- Souci avec Frédéric II (au centre) Par exemple, à la fin de l’article LUXE, Voltaire décrit les innovations vestimentaires apparues au Parlement de Paris : « Ce fut bien pis quand on inventa les chemises et les chaussons. On sait avec quelle fureur les vieux conseillers, qui n’en avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes magistrats qui donnèrent dans ce luxe funeste. » (P. 278.) Évidemment l’invention des chemises et des chaussons[1] n’est pas pire que celle de se couper les ongles et les cheveux[2], et on ne voit pas en quoi elle constitue un luxe funeste. L’ironie consiste ici à feindre d’adopter le point de vue ridicule des « vieux conseillers », à dissimuler l’apologie voltairienne du luxe sous cette réprobation impartageable. Voltaire dit le contraire de ce qu’il entend signifier et c’est dans cette contradiction que réside l’ironie. Mais cette définition et cette pratique rhétorique de l’ironie, qui manifeste la virtuosité de son auteur, s’appuie elle-même sur une tradition philosophique dont elle ne semble constituer, en quelque sorte, qu’une réduction technique. L’ironie grecque, l’ironie socratique ne se manifeste que très secondairement comme dissimulation de l’énoncé. Elle caractérise la posture de Socrate, en retrait par rapport à la définition des concepts, sur lesquels il interroge naïvement ses interlocuteurs. À la dissimulation rhétorique s’oppose ainsi l’interrogation faussement naïve du philosophe. L’interrogation faussement naïve (l’ironie socratique) Par exemple, à la fin de l’article DIEU, le vieillard Dondindac, homme simple pratiquant la religion naturelle des Scythes, interroge ainsi le subtil Logomachos, venu lui asséner la théologie byzantine : « Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J’ai vu autrefois un de vos temples : pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ? » (P. 166.) S’il y a ici dissimulation, ce n’est pas en renversant mécaniquement l’énoncé qu’on parvient au sens. Dondindac pose réellement cette question à Logomachos, une question dont le sens ne se dévoile pas par une simple manipulation de l’énoncé. Si la question est ironique, c’est parce qu’elle est faussement naïve : Logomachos a interrompu la prière des Scythes, qu’il a commencé par qualifier d’idolâtres : « Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomachos. - Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. - Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomachos, puisque tu es Scythe, et que tu n’es pas Grec. » (P. 163.) Accusé d’idolâtrie parce qu’il ne pratique pas la religion révélée et ne connaît pas la grâce, Dondindac interroge Logomachos sur les représentations de Dieu qu’il a vues dans les églises chrétienne. Si les chrétiens peignent Dieu « avec une grande barbe », Dieu a pour eux une physionomie humaine caractéristique ; ces peintures, qui contreviennent au deuxième des dix commandements (« Tu ne feras pas d’images »), ne sont- elles pas des preuves de l’idolâtrie chrétienne ? La question est donc en fait tout sauf naïve, surtout posée dans un apanage byzantin, quelques siècles avant que n’éclate la querelle iconoclaste. Ici est pointée une contradiction théologique fondamentale du christianisme : l’ironie déstabilise la croyance, et la question simple, concrète, remet en question les catégories du discours et de la pensée qui paraissaient les plus indiscutables, comme ici l’opposition entre christianisme et paganisme, entre monothéisme et idolâtrie. L’agression ironique (Freud et Lacan) L’ironie n’est donc pas simplement un jeu d’esprit : elle engage un combat et, pour cela, doit porter des coups à l’adversaire. Il y a une dimension agressive de l’ironie, que Freud a dégagée dans un livre qui ne porte pas directement sur l’ironie, mais sur un phénomène linguistique très voisin qui procède de l’ironie, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905). Ce livre a lui-même fait l’objet d’un commentaire par Lacan dans le Séminaire V sur Les Formations de l’inconscient (1957-1958). Lacan y introduit la notion de « pas-de-sens » et, avec elle, le graphe du désir comme modélisation de l’articulation entre signifiant et signifié dans une économie qui n’est pas tant celle du langage que du désir. Bien que ni Freud, ni Lacan n’évoquent Voltaire à aucun moment de leurs analyses, la coïncidence des phénomènes qu’ils décrivent et de la pratique voltairienne de l’ironie apparaît avec force, comme dans cet exemple de l’article CHRISTIANISME (p. 127), qui sera repris à l’article MARTYRE (p. 280). Il s’agit du martyre de saint Romain, rapporté par le bénédictin dom Ruinart. « Ce jeune Romain avait obtenu son pardon de Dioclétien dans Antioche. Cependant il dit que le juge Asclépiade le condamna à être brûlé. Des Juifs présents à ce spectacle se moquèrent du jeune saint Romanus, et reprochèrent aux chrétiens que leur Dieu les faisait brûler, lui qui avait délivré Sidrac, Misac et Abdenago de la fournaise ; qu’aussitôt il s’éleva, dans le temps le plus serein, un orage qui éteignit le feu ; qu’alors le juge ordonna qu’on coupât la langue au jeune Romanus ; que le premier médecin de l’empereur, se trouvant là, fit officieusement la fonction de bourreau, et lui coupa la langue dans la racine ; qu’aussitôt le jeune homme, qui était bègue auparavant, parla avec beaucoup de liberté ; que l’empereur fut étonné que l’on parlât si bien sans langue ; que le médecin, pour réitérer cette expérience, coupa sur-le-champ la langue à un passant, lequel en mourut subitement. » (P. 127.) Il n’y a dans le récit de cet invraisemblable martyre ni dissimulation, ni interrogation. Pourtant, l’ironie est patente et ce décèle au ton sur lequel un tel texte doit être lu. Voltaire pointe une succession de contradictions : si Dioclétien avait gracié le jeune Romain, il n’a pas pu le condamner à être brûlé ; si le temps était parfaitement dégagé (« dans le temps le plus serein »), un orage n’a pas pu éclater ; si un orage a éclaté, on ne voit pas comment cela aurait obligé le juge à ordonner que Romain ait la langue coupée ; on ne voit pas ce que le médecin de Dioclétien faisait là à ce moment (« le premier médecin de l’empereur, se trouvant là »), ni pourquoi il s’est substitué au bourreau (« fit officieusement la fonction de bourreau »). Mais bien sûr le clou est pour la fin : comment le jeune bègue, sans langue, s’est-il mis à parler avec volubilité, et qui plus est en latin, la langue de l’empereur, alors que l’action se déroule à Antioche, de langue grecque. On ne voit pas alors par quelle cruauté tyrannique gratuite, Dioclétien aurait ordonné de réitérer l’opération sur un passant, et la seule conséquence logique de toute cette histoire est la dernière, que celui-ci en « en mourut subitement ». L’effet ironique est produit par la cascade des conséquences absurdes face auxquelles l’évidence logique de la chute, la mort subite du passant, contraste violemment.Voltaire a proposé plusieurs variantes de ce récit, dont celle de l’article MARTYRE, où les conséquences absurdes diffèrent, pour un effet identique : peu importe ici le détail de l’énoncé ; ce qui fait sens, ce qui fait sens, c’est l’absurdité logique de l’énoncé qui brise, fait éclater l’enchaînement des signifiants. Tout miracle est un non-sens : tel est le message voltairien, qui se manifeste comme « sens dans le non- sens[3] », c’est-à-dire comme expression, comme signification ironique à partir de l’horreur absurde d’un référent déprécié, l’absurdité concrète du récit hagiographique pointant, figurant une autre absurdité, abstraite, idéologique, celle de l’idée même de martyre. Le sens s’établit donc par un effet de retour sur ce qui a été d’abord énoncé comme une absurdité : l’absurdité première (l’horreur absurde du réel) apparaît alors comme figuration, comme stylisation parodique d’une absurdité seconde (le fanatisme que porte, qu’implique la doctrine chrétienne), et c’est cette dimension de figuration (le martyre pour le christianisme), qui émerge avec la conscience du déplacement du concret vers l’abstrait, qui produit rétrospectivement le sens. Cette rétrospection n’est possible que grâce au blocage produit par l’absurdité logique du discours. L’absurdité bloque, noue l’enchaînement des signifiants et établit un brutal face uploads/Litterature/ ironie-voltairienne.pdf

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