Augustin, les sibylles et les Oracles sibyllins Jean-Michel Roessli Université
Augustin, les sibylles et les Oracles sibyllins Jean-Michel Roessli Université de Fribourg, Suisse Introduction De tous les Pères de l'Église de langue latine, Augustin est, après Lactance 1, celui qui fait le plus souvent référence aux sibylles et aux oracles sibyllins dans sa réflexion théologique et dans son œuvre. Il y revient à diverses reprises, tant dans ses écrits polémiques que dans sa corres- pondance et ses traités exégétiques et doctrinaux. Il en est une première fois question dans l'ep. Rom. inch. 3 qui date de 394-395 ; puis, plus brièvement, dans l'ep. 258, 5 à Marcianus qui doit lui être légèrement postérieure ; dans deux passages du c. Faust. (XIII, 2. 15), rédigé quelques années plus tard (398-400) ; dans le cons. eu. (I, 27), à peine postérieur au c. Faust. ; dans l'ep. 104, 11 à Nectarius de 409-410, et enfin dans trois passages de la ciu. (III, 17 ; X, 27 ; XVIII, 46), dont la rédaction s'étend de 413 à 426 environ 2. Mais la discussion la plus étendue se lit au livre XVIII, chapitre 23 de ce même traité 3. La présente contribution se propose d'examiner l'ensemble de ces textes et de dégager la conception que l'évêque d'Hippone pouvait se faire des sibylles et de leurs prophéties. Trois cas de figure différents doivent être envisagés : 1) dans la plupart des passages considérés, Augustin se réfère à une Sibylle, celle de Cumes ou parfois d'Érythrée, qu'il utilise à des fins clairement apologétiques (ep. 258, 5 à Marcianus ; ep. 104, 11 à Nectarius, etc..) ; 1 Et avant Quodvultdeus, évêque de Carthage entre 437 et 453, pourrait-on encore ajouter, puisque celui-ci fera également un large usage des Oracles sibyllins dans ses écrits, en particulier dans Le livre des promesses et des prédictions de Dieu (SC 101-102, Paris, 1964), dont la rédaction est à situer entre 445 et 455, et dans le Sermon contre les Juifs, les païens et les ariens, sur lequel je reviendrai dans la dernière partie de cette étude. Comme nous le verrons, sa dette à l'égard d'Augustin est entière sur ce point. 2 Pour tous ces problèmes de datation, voir notamment A. D. FITZGERALD (ed.), Augustine through the Ages. An Encyclopedia, Grand Rapids, 1999, ainsi que l'Augustinus-Lexikon, en cours de publication à Würzburg (deux tomes parus). 3 Ce texte a déjà fait l'objet d'études spécifiques, parmi lesquelles celle d'A. KURFESS, « Die Sibylle in Augustins Gottesstaat », ThQ 117 (1936) 532-542. Sur Augustin et les sibylles, voir également J. CRASSET, Dissertation sur les oracles des Sibylles, Paris, 1678, p. 144-168 ; K. PRÜMM, « Das Prophetenamt der Sibyllen in kirch- licher Literatur mit besonderer Rücksicht auf die Deutung der IV. Ekloge Virgils », Schol. 4 (1929) 67-76 ; B. ALTANER, « Augustinus und die neutestamentlichen Apokryphen, Sibyllen und Sextussprüche. Eine quellenkritische Untersuchung », AnBoll 67 (1949) 236-248, spécialement 244-247 (réimprimé dans ID., Kleine patristische Schriften [TU 83], Berlin, 1967, p. 204-215) ; A. KURFESS, Sibyllinische Weissagungen. Urtext und Übersetzung, Munich, 1951, p. 341-344 ; P. F. BEATRICE, « The Sibylline Oracles », dans A. D. FITZGERALD (ed.), o. l. ci-dessus note 2, p. 792-793. AUGUSTINUS AFER 264 2) en un passage isolé de la ciu. (III, 17), ainsi que dans le cons. eu. (I, 27), il évoque les libri sibyllini romains, qui ne sont pas à confondre avec 3) les oracula sibyllina, de composition judéo-chrétienne, abordés dans le dernier texte qu'il consacre à ce sujet (ciu., XVIII, 23). Augustin, Virgile et la Sibylle de Cumes Personne ne s'en étonnera, les réflexions d'Augustin sur les sibylles sont d'abord suscitées par la quatrième Églogue de Virgile et le célèbre vers : « Le voici venu, le dernier âge de l'oracle de Cumes » 4, dans lequel Augustin n'hésite pas à reconnaître un oracle de la Sibylle du même nom 5. Or qu'a-t-elle annoncé, cette Sibylle de Cumes, sinon l'avènement d'un nouvel âge d'or, inauguré par la naissance d'un enfant ? Bien qu'Augustin n'ignore pas qu'au sens littéral et historique la quatrième Églogue est un message de félicitation adressé à Pollion, l'ami de Virgile, avant la venue au monde de son enfant, la signification profonde de la prophétie sibylline est à ses yeux l'annonce de la grâce rédemptrice du Christ 6. 4 VERG., buc., 4, 4 : « Ultima Cumaei uenit iam carminis aetas. » Il n'est pas dans mon propos de recenser ici toutes les études consacrées à ce chef-d'œuvre de la littérature. Le lecteur trouvera toutes les références utiles dans l'article de l'Enciclopedia virgiliana sur la quatrième Églogue (I, 1984, p. 557-560). Sur ce vers en parti- culier, on pourra lire la contribution d'A. WLOSOK, « “Cumaeum carmen” (Verg., Ecl. 4, 4): Sibyllenorakel oder Hesiodgedicht ? », dans Forma futuri. Studi in onore del Cardinale Michele Pellegrino, Torino, 1975, 693-711 (repris dans A. WLOSOK, Res humane – res divinae. Kleine Schriften, hrsg. von E. HECK und E. A. SCHMIDT, Heidelberg, 1990, p. 302-319) ; L. NICASTRI, « Il Cymaeum carmen di Virgilio », dans M. GIGANTE (éd.), Civiltà dei Campi Flegrei, Naples, 1992, p. 41-78. Sur l'importance de ce poète pour Augustin, cf. notamment K.-H. SCHELKLE, Virgil in der Deutung Augustins (Tübinger Beiträge zur Alter- tumswissenschaft 32), Tübingen, 1939, spécialement p. 17-21. Sur Virgile et les sibylles, voir A. KURFESS, « Horaz und Vergil und die jüdische Sibylle », PastB 45 (1934) 414-425 ; ID., « Vergil und die Sibyllen », ZRGG 3 (1951) 253-257 ; ID., « Vergils vierte Ekloge und die Oracula Sibyllina », HJ 73 (1954) 120-127 ; ID., « Vergils 4. Ekloge und christliche Sibyllen », Gym. 62 (1955) 110-112. 5 AUG., ep. Rom. inch. 3 (PL, 35, col. 2089) : « “ultima Cumaei iam uenit carminis aetas”. Cumaeum autem carmen Sibyllinum esse nemo dubitauerit. » Voir note 7, ci-dessous pour le texte complet. La manière dont Augustin s'exprime à la fin de ce passage incite à penser qu'il se trouvait à son époque des gens pour douter de cette identification entre le « Cumaeum carmen » et un oracle de la Sibylle du même nom ; cf. les scholies à la quatrième Bucolique (H. J. ROSE, The Eclogues of Virgil, Los Angeles, 1942, p. 175-178). Pour les modernes également, cette identification ne va pas toujours de soi. Aux yeux de certains spécialistes, l'ultima aetas du « Cumaeum carmen » pourrait tout aussi bien être rapprochée du poème d'Hésiode sur les âges de l'humanité, provenant de la ville de Cymè en Éolide ; pour un tel point de vue, cf. G. RADKE, « Vergils Cumaeum carmen », Gym. 66 (1959) 217-246. Néanmoins, avant Augustin, Lactance (inst. diu., VII, 24, 12) avait déjà identifié le Cumaeum carmen au Cumae Sibyllae carmen. D'autre part, pour un lecteur averti de l'œuvre virgilienne – ce qu'Augustin était à n'en point douter –, le poète lui-même autorisait cette identification ; cf. Aen., 6, 98. 6 AUG., ep. 104, 3, 11 (CSEL, 34, 2, p. 590, l. 9-19) : « inde praecisis omnibus dilationibus, ad illius gratiam confugiendum est, cui uerissime dici potest quod carmine adulatorio nescio cui nobili dixit, qui tamen ex Cumaeo, tanquam ex prophetico carmine se accepisse confessus est : “Te duce si qua manent sceleris uestigia nostri, / Inrita perpetua soluent formidine terras”. Hoc enim duce, solutis omnibus dimissisque peccatis, hac uia ad coelestem patriam peruenitur, cuius habitatione cum eam tibi amandam, quantum potui, commendarem, admodum delectatus es » (« C'est pourquoi, coupant court à tout délai, ayons recours à la grâce de celui à qui l'on peut appliquer, avec raison, les paroles flatteuses d'un de vos poètes à je ne sais quel illustre personnage de l'ancienne Rome, paroles qu'il dit cependant avoir empruntées à la Sibylle de Cumes. “Sous ta conduite, s'il reste encore quelques traces de notre crime, / elles s'effaceront et la terre sera délivrée des craintes qui l'agitaient perpétuellement” (VIRGILE, Églogue, 4, 13-14). En effet, quand on a pour guide et pour chef Jésus-Christ, tous les péchés étant remis, on parvient à cette céleste patrie, dont le séjour a paru avoir pour vous tant de charmes, lorsque, autant que je l'ai pu, je la recommandais à votre amour. ») Sur les interprétations chrétiennes de la quatrième Églogue, voir P. COURCELLE, « Les exégèses chrétiennes de la quatrième Églogue », REA 59 (1957) 294-319 (= ID., Opuscula Selecta, Paris, 1984, p. 156-181) ; p. 314, pour le passage dont il est question ici ; C. MONTELEONE, L'egloga quarta da Virgilio a Costantino. Critica JEAN-MICHEL ROESSLI – AUGUSTIN, LES SIBYLLES ET LES ORACLES SIBYLLINS 265 La conception qu'Augustin se fera des sibylles, par la suite dans les œuvres de la pleine maturité, découle de cette lecture chrétienne de la quatrième Églogue qui se profile déjà dans le premier texte où il y fait référence, soit dans l'ep. Rom. inch., § 3, rédigée vers 394-395. Dans ce petit traité exégétique, le futur évêque d'Hippone explique qu'il y eut, au cours de l'histoire, des prophètes qui n'étaient pas à proprement parler des interprètes de la Parole de Dieu, mais qui ont uploads/Litterature/ augustin-les-sibylles-et-les-oracles-sibyllins.pdf
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- Publié le Apv 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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