CRUAUTÉ, MONSTRUOSITÉ ET FOLIE DANS LES CONTES DE MIRBEAU ET DE VILLIERS Les af
CRUAUTÉ, MONSTRUOSITÉ ET FOLIE DANS LES CONTES DE MIRBEAU ET DE VILLIERS Les affinités de deux inquiéteurs Mirbeau respectait le génie de Villiers1, comme son meilleur ami, Stéphane Mallarmé, qui lui en avait parlé avec admiration, et il possédait presque tous les livres de l’auteur des Contes cruels, publiés définitivement en 1888. En politique tous les deux étaient passés d’une position réactionnaire à une autre, libertaire, sinon révolutionnaire ; les convictions politiques passées et présentes de Mirbeau n’étaient pas loin de celles de Villiers : « Au fond du révolté que je suis, il y a un réactionnaire timide qui sommeille2 ». Néanmoins ils inquiétaient les lecteurs bourgeois pour leur sympathie anarchiste. Le conte L’Etna chez soi3 est une démonstration de l’adhésion de l’auteur de La Révolte à son premier programme inquiétant pour les bourgeois qui, dans la dédicace (« Aux mauvais riches ») figurent comme les « mauvais riches ». Si on peut appeler Villiers et Mirbeau des « inquiéteurs »4, c’est par la production de leurs contes qualifiés de « cruels » par rapport à la morale, à l’opinion bourgeoise que cette morale influence, au destin réservé aux protagonistes, aux conditions de vie des auteurs obligés de se soumettre aux lois du marché imposées par les éditeurs et directeurs de la presse5, qui sont avant tout et pour la plupart des hommes d’affaires. Ce sont deux auteurs modernes, car ils cherchent la communication la plus directe possible, sans chercher le scandale à tout prix ni se préoccuper du succès. Doués d’une pénétration plus visionnaire que psychologique, ils dépassent l’art prétendument réaliste et préservent le mystère et l’énigme dans la conclusion de leurs contes. Leur objectif d’écrivains est d’inquiéter les bonnes consciences des bourgeois, leur monde stable et trop respectueux des convenances aimées des auteurs à succès : à leur manière, ils lancent leurs “J’accuse”. Pierre-Georges Castex et Alan Raitt écrivent à ce propos dans leur introduction aux Contes cruels de Villiers6 : « Malgré l’abondance de son invention, Villiers ne s’abandonne pas au plaisir gratuit de raconter une histoire ; s’il cherche à amuser ou à surprendre, il entend aussi dénoncer, inquiéter, avertir. Il dispose à ce dessein des armes efficaces7. » Pierre Michel et Jean-François Nivet, dans leur préface aux Contes cruels de Mirbeau, rappellent les moyens dont le conteur dispose pour changer les habitudes de son 1 Mirbeau écrivait en septembre 1890 dans Le Figaro, une année après la mort de Villiers, à l’occasion de sa rencontre, après la conférence en Belgique sur l’auteur d’Axël : « Que dirait l’ombre de Villiers, que nous avons laissé mourir de faim, et qui put entrevoir, aux dernières années de sa vie, en cette vaine Belgique, où l’on entoura de respect sa douloureuse pauvreté, ce qu’aurait été la gloire due à son exceptionnel génie, par nous méconnu ou nié» ( « Propos belges », Octave Mirbeau, Combats littéraires, L’Age d’Homme, Lausanne, p. 317) 2 Ibidem. L’affirmation se trouve dans le paragraphe précédant le souvenir de Villiers cité. Bertrand Vibert admet que, malgré sa position royaliste, Villiers va rejoindre « les positions anarchistes de son cadet » (« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas. Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, 2002, n° 9, p. 65). 3 Sur l’analyse de ce conte, voir le livre de Paola Salerni, Anarchie, langue, société, “L’Etna chez soi” de Villiers de l’Isle-Adam, Schena Editore, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004. 4 Cf. B. Vibert, Villiers l’Inquiéteur, P.U. du Mirail, Toulouse, 1995. 5 Pour comprendre la récompense au « plus consciencieux travail », lire le conte cruel « Deux augures » et la lettre à Jean Marras, Correspondance générale, citée par Fernando Cipriani, Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo. Il poeta, la donna e lo scienziato, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 2004, p. 55-56. 6 Villiers de l’Isle-Adam, Œuvres complètes, édition établie par Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, Éditions Gallimard, 1986, p. 1249. Nous donnerons cette édition comme référence, abrégée en O.C. suivie du volume et de la page. Les Contes cruels sont dans le vol. I et Les Nouveaux contes cruels dans le vol. II. 7 Octave Mirbeau, Contes cruels, Les Belles Lettres/Archimbaud, Paris 2009. La référence à cette édition figurera directement en haut du texte, suivie de la section I ou II, et de la page. lectorat et en emporter l’adhésion : « Il veut amener son lectorat à modifier certains de ses comportements ; il veut susciter en lui l’étincelle de la conscience, voire de la révolte ; il veut populariser l’indignation, et, partant, rechercher l’adhésion. […] Ainsi subverti, le conte n’est plus un divertissement pour petits bourgeois en mal d’excitations ou d’oubli : il est entreprise de “démolition”, de démystification et de “correction” : c’est une “remontrance” et une “moralité”»8. Comme l’ont bien précisé les auteurs de la préface, la cruauté mirbellienne concerne la condition humaine et ses souffrances, la nature humaine et sa férocité, la femme et sa tendance à torturer l’homme, la société et la vie quotidienne des masses. Sans nous préoccuper des exigences techniques du récit, nous nous en tiendrons aux contenus thématiques, à tout ce qui concerne, dans les contes des deux auteurs, le rapport étroit entre folie et crime, hallucination, cruauté et fantastique, mort et morale, désespoir et survie, ironie et caricature. La monstruosité : de l’amour au crime Le monstre, chez eux, ne représente plus une déformation physique, mais quelque chose d’exceptionnel, qui a été créé et voulu par la société et qui lui est soumis, un cas pathologique sortant de la norme. Clara, dans Le Jardin des supplices, fait de la monstruosité, qui est « au dessus des mensonges sociaux9 », qui se manifeste dans l’homme de génie, dans la nature, dans l’amour, et qui permet notamment d’inverser les rôles de l’homme et de la femme dans le couple. Le thème de la cruauté féminine est développé par Villiers dans le rapport sadomasochiste de la reine Ysabeau avec son amant, le vidame de Maulle. On peut reconnaître dans la passion de cette femme fatale, connue dans l’histoire pour sa beauté et, selon l’auteur, pour sa sainteté, une forme de perversion liée à son projet diabolique : faire accuser son amant d’un incendie qu’il n’a pas commis, mais qui lui vaudra la peine de mort. Pendant un long embrassement, « il contemplait cette maîtresse ardente – et si pâle – qui venait lui prodiguer les délices et les abandons des plus merveilleuses voluptés » (I, p. 684). C’est cette couleur rouge (l’incendie ou le sang, ou la tête coupée par la guillotine) qui traverse plusieurs contes cruels de Villiers et qui symbolisent la férocité humaine, abondamment présente dans les contes de Mirbeau qui ont comme sujet le meurtre et l’injustice sociale, la monstruosité10. Un projet criminel lié à la torture de l’amour se retrouve dans l’un des derniers contes de Villiers inséré dans le recueil Chez les passants, « L’Étonnant couple Moutonnet » []. L’amour est lié à la vengeance. Le narrateur nous fournit un « détail niais et monstrueux » (O.C., I, p. 409) pour nous expliquer que l’union du couple, apparemment parfaite et heureuse, repose en fait sur l’intention meurtrière du mari (dans le passé, il a essayé de la faire guillotiner), que la femme feint d’ignorer pendant leurs ébats nocturnes. L’idéalisme absolu de Villiers révèle, dans ce conte, son fonds pessimiste : chaque amoureux, ne connaîtra jamais réellement l’autre dans sa différence et, s’il le connaissait réellement, il ne pourrait qu’être déçu : « Ainsi vécurent-ils, se leurrant l’un l’autre (et l’un par l’autre) en ce détail niais et monstrueux où tous les deux puisaient un terrible et continuel adjuvant de leurs macabres plaisirs ; ainsi moururent-ils (elle d’abord) sans s’être jamais trahi le secret mutuel de leurs étranges, de leurs taciturnes joies ». Même si le mari semble détenir le pouvoir, c’est toujours la femme, selon la subtile remarque de Décottignies, qui devient « l’agent de l’Eros aveugle » ; c’est cet Éros qui sollicite « l’intervention dans l’acte charnel des pulsions néantisantes, destructrices ou 8 8 Ibid., p. 22. 9 Cf. F. Cipriani, « Metafore della mostruosità » dans Villiers de l’Isle-Adam e la cultura del suo tempo, p. 208. Clara représente la femme fatale de la littérature décadente, qui virilise le rôle de la femme aimant le meurtre et le sang et qui généralise la métaphore du monstre. 10 Ibid., pp. 197-217. autodestructrices11 ». Enfin l’acte amoureux, est vu toujours comme une torture cruelle, et ce prétendu bonheur12, pour l’idéaliste Villiers, ne peut être que d’une brève durée : « Oh ! si cela pouvait durer l’éternité ! », s’écrient les deux jeunes adolescents des « Amants de Tolède » enfermés dans « la chambre du Bonheur » (O.C. II, Histoires insolites, p. 285) ; le vrai bonheur n’appartient donc pas à ce monde, mais à un autre monde, à une autre vie. Cette corrélation entre le crime et l’amour ne semble pas avoir été ignorée de Mirbeau quand il uploads/Litterature/fernando-cipriani-cruaute-monstruosite-et-folie-dans-les-contes-de-mirbeau-et-de-villiers.pdf
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- Publié le Jan 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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