179-180 | 2005 : Esclavage moderne ou modernité de l’esclavage ? chronique bibl
179-180 | 2005 : Esclavage moderne ou modernité de l’esclavage ? chronique bibliographique ALAIN MORICE Texte intégral Dans sa préface à la nouvelle édition révisée de Disposable People, Kevin Bales remarque que, cinq ans plus tôt en 1999, sa sortie avait choqué ou rencontré le scepticisme de plus d’un commentateur, signifiant ainsi pour nous qu’outre- Atlantique les histoires d’esclavage qu’il avait racontées sonnaient (et sonnent sans doute encore) comme des révélations. Et pourtant l’esclavage, ajoute la même préface, « existe toujours à New York et dans le monde. On le repère difficilement, mais il est là » (p. VIII). Disons d’emblée que pratiquement, dans l’ouvrage de Bales, il sera peu question de New York, et que pour l’essentiel le « monde » en question se réduit au Tiers-Monde – singulièrement le subcontinent indien –, ce qui paraît plus d’une fois limiter la portée politico-économique de cette « globalisation » qu’annonce le titre, et qui est pour Bales, avec la corruption des États et l’explosion démographique, l’un des trois facteurs qui expliquent la résurgence actuelle de l’esclavage. 1 Esclavage ? « Il est certain que le mot esclavage continue d’être utilisé pour signifier toutes sortes de choses, et que trop souvent l’on s’en sert comme d’une métaphore commode », dit l’auteur (p. 5), rappelant en note (p. 279) une étymologie qui renvoie aux Germains du monde antique, lesquels pourvoyaient l’Empire romain en slaves capturés par leurs soins : référence doublement importante, et par le type de généralisation raciste qu’on y décèle, et par le rôle fondamental que 2 Bales, Kevin. – Disposable People. New Slavery in the Global Econom... http://etudesafricaines.revues.org/index5790.html 1 sur 5 13/10/2010 23:41 jouent les intermédiaires dans la mise en esclavage. Mais c’est ici de l’esclavage « nouveau » qu’il sera question (à l’exception du cas mauritanien, qui représente un archaïsme et fait fonction de repoussoir théorique). Bales se donne une définition : avec son ancêtre dont l’archétype est figuré par l’esclavage des plantations sudistes de la première moitié du xixe siècle, le new slavery partage la caractéristique d’être le « contrôle total d’une personne par une autre à des fins d’exploitation économique » (p. 6) – en quoi ce rapport social est-il « nouveau » ? Cela, le livre ne nous le dira pas. Pour l’esclave ainsi défini, ce contrôle prend la forme d’une rétention « par la violence ou la menace de violence » (p. 280). Autre caractéristique importante : nulle part dans le monde, la loi n’autorise plus (du moins formellement) cette modalité de mise au travail. Certes assez générale, comme il l’admet, la définition par le double critère de la contrainte sur les corps et de l’exploitation autorise l’auteur à estimer (sans autre précision méthodologique) à 27 millions le nombre d’esclaves dans le monde aujourd’hui, dont 15 à 20 millions engagés dans le travail forcé (bonded labor) de type servitude pour dettes (debt bondage) : ce qui fait, dit-il, plus que toutes les victimes de l’ancien commerce transatlantique, mais moins que les estimations de certains militants, pouvant atteindre jusqu’à 200 millions. À défaut d’une réalité, ces querelles statistiques révèlent au moins pour nous des problèmes de définition non ou mal résolus. Bales rappelle justement qu’il ne suffit pas d’être un enfant ou d’être traité durement pour être un esclave, et distingue trois formes : l’esclavage de possession (chattel slavery), « forme la plus proche du vieil esclavage » ; l’esclavage pour dettes (debt bondage) déjà nommé, « forme la plus commune d’esclavage dans le monde » ; et l’esclavage contractuel (contract slavery), où « les relations de travail modernes sont utilisées pour masquer le nouvel esclavage » (pp. 19-20). Armé de cette tripartition (dont il concède qu’elle constitue des types qui ne sont pas exclusifs les uns des autres), l’auteur passe en revue cinq études de cas, soit respectivement : les livreurs d’eau en Mauritanie ; la briqueterie au Pakistan et l’agriculture en Inde ; le charbonnage au Brésil et la prostitution en Thaïlande. 3 Mouton noir de la typologie de Bales, le cas mauritanien retient moins l’attention par les profits matériels (et souvent bien réels) qui peuvent dériver de l’esclavage, que par le cadre traditionnel dans lequel celui-ci prend place comme un rapport social héréditairement transmis sur une base raciste et religieusement légitimée. Avant d’être porteurs d’eau ou bergers pour le compte de leurs maîtres, les descendants d’esclaves mauritaniens en sont la propriété de facto, sinon de jure – on sait que l’esclavage fut plus d’une fois aboli en Mauritanie, la dernière mesure datant de 1980, ce qui a pour effet pervers que les esclaves n’y existent doublement pas, si l’on peut dire : ni comme personnes, ni comme esclaves. Le paradoxe classique de l’esclavage ancien, surtout marqué chez les esclaves de cour, se manifeste ainsi : nombre de ces non-personnes se pensent et sont pensées comme membres de la famille de leurs maîtres et ainsi, libres de les quitter, leur restent attachés. Bales s’en tient, pour sa part, à une interprétation culturaliste – d’un esclavage séculaire qui survit sous sa forme « primitive, tribale », comme aux « temps de l’Ancien Testament, [et qui] en même temps traite les esclaves plus humainement et les laisse davantage sans espérance, un esclavage qui est moins une réalité politique qu’une part permanente de la culture » (p. 83) (et religieuse) car « beaucoup d’esclaves croient qu’ils ont été placés chez leurs maîtres par Dieu et que ce serait un péché de les quitter » (pp. 84-85). Nous retrouverons cependant les manifestations de ce renoncement dans les autres exemples, « nouveaux » ceux-là, donnés dans le livre, et notamment le poids de la religion, qu’elle soit musulmane, catholique ou bouddhiste, dans l’imaginaire de la loyauté et du fatalisme, que Bales peine à envisager de façon matérialiste comme un levier de la sujétion. À la limite, la violence, centrale dans son schéma de départ, n’a plus sa place dans un tel dispositif idéologique. 4 Bales, Kevin. – Disposable People. New Slavery in the Global Econom... http://etudesafricaines.revues.org/index5790.html 2 sur 5 13/10/2010 23:41 Presque à l’opposé du contre-exemple mauritanien, l’auteur aura préalablement dressé dans son premier chapitre le tableau des traits qui distinguent le « nouvel esclavage » de l’ancien : 1. pas de propriété légale sur l’esclave ; 2. coût d’achat très faible ; 3. profits très élevés ; 4. surabondance d’esclaves potentiels ; 5. relations à court terme ; 6. les esclaves ne sont pas gardés (slaves disposable) ; 7. les différences ethniques ne sont pas importantes (p. 15). Le sixième trait, qui donne son titre à l’ouvrage, retient l’attention : le nouvel esclavage se signale par le fait que la relation n’est plus viagère comme à l’ancien temps, et encore moins héréditaire – ce qui explique, pour Bales, le dernier trait, à savoir la disparition du racisme comme composante fondamentale de la mise en esclavage. La réserve démographique est sans limites, l’on y puise et l’on y rejette la main-d’œuvre sans se soucier d’en entretenir le cheptel, est-il dit en substance, comme s’il s’agissait d’un mouvement d’externalisation de grande ampleur. L’histoire de l’esclavage passe ainsi de la possession au contrôle de l’asservi, et la figure du maître propriétaire d’esclaves (slaveowner) disparaît devant celle de l’utilisateur ou détenteur (slaveholder), selon un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui de la décolonisation. Plus besoin de s’en embarrasser à vie ni de s’assurer de leur reproduction : « Slaves are disposable », conclut Bales (p. 14), qui joue sur le double sens du mot disposable : « jetable » (ou familièrement kleenex) et « à disposition ». Il a mis ainsi le doigt sur une tendance forte dans l’évolution des relations de travail en général, qui a sa source dans le salariat même : là où la tradition capitaliste voulait que le contrat assure une certaine pérennité de la relation, les redéfinitions successives du contrat moderne entendent incorporer sa propre précarité dans sa définition même. Il reste à comprendre si le « nouvel esclavage » dont parle Bales traduit, préfigure, caricature ou, au contraire, contredit cette tendance plus générale. 5 Les quatre exemples qui serviront à la démonstration ont en commun, on l’aura noté, d’être pris hors de la sphère des nations dominantes. Bales fait plonger le lecteur dans des univers où règnent la corruption des appareils d’État (et notamment policiers), l’irresponsabilité des utilisateurs obtenue par la mise en place de chaînes complexes de recruteurs, rabatteurs, gérants et sous-traitants, la terreur physique faisant suite à la séduction, l’isolement géographique des victimes et la cupidité des consommateurs. Se référant sans la désigner à la thèse weberienne sur le monopole étatique de la violence légitime, il a beau jeu d’évoquer a contrario la violence et l’illégalité omniprésentes d’un nouveau « Wild West » (qu’en français l’on appelle plus couramment far west) qui, « dans certaines parties du monde en développement d’aujourd’hui, est pire, bien pire » que le modèle américain d’origine : un palmarès qui, tout en laissant perplexe, semble n’avoir d’autre utilité que de dédouaner la « société civilisée » et uploads/Litterature/ bales-kevin-disposable-people.pdf
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- Publié le Fev 23, 2021
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