Emmanuel Berl/Les Impostures de l’Histoire Emmanuel Berl naît au Vésinet le 2 a

Emmanuel Berl/Les Impostures de l’Histoire Emmanuel Berl naît au Vésinet le 2 août 1892 dans la grande bourgeoise juive : « J’appartiens à une de ces familles françaises qui, à la fois restent juives et ne le sont plus. Elles répugnent à la conversion, et elles ne vont plus à la synagogue. » Au lycée Carnot, il rencontre celui qui devient un de ses plus proches amis, Pierre Drieu La Rochelle. Il étudie les Lettres et suit des cours à l’École libre des sciences politiques et au Collège de France, notamment ceux de Bergson, jusqu’à sa mobilisation en 1914. Après l’armistice, il se rapproche des surréalistes, comme Louis Aragon, mais aussi de Marcel Proust et de Jean Cocteau. Il travaille comme critique littéraire pour la revue Europe avant de fonder, en collaboration avec Drieu, sa propre revue en 1927, Les Derniers jours. La même année paraît son premier roman, La Route n°10 (Grasset). La notoriété vient avec ses premiers essais ; de 1929 à 1931, il publie trois livres consacrés à la bourgeoisie : Mort de la pensée bourgeoise (1929), Mort de la morale bourgeoise (1930), Le Bourgeois et l’Amour (1931). Ses critiques envers l’ordre bourgeois sont si virulentes qu’on l’accuse d’être communiste, ce qu’il n’était pas et ne sera assurément jamais. En 1932, Gaston Gallimard lui offre la direction de Marianne, hebdomadaire de gauche où écrivent des écrivains de tous bords politiques, Malraux, Kessel, Bernanos, Montherlant, Simenon. Le journal sera un des plus fervents soutiens du Front populaire et un des plus ardents opposants à une intervention française dans la guerre d’Espagne. À la fin des années 1930, inquiet des tensions entre la France et l’Allemagne, Berl dénonce le bellicisme des nations européennes et s’affirme pacifiste : « Oui, c’est possible que l’Allemagne attaque la France et nous ne devons jamais renoncer à faire précisément en sorte que l’Allemagne ne nous attaque pas. » Il quitte Marianne pour fonder un hebdomadaire pamphlétaire pacifiste, Pavés de Paris (1938), où il soutient le gouvernement Daladier et les accords de Munich. Après la défaite, il écrit deux discours (du 23 et 25 juin 1940) pour Pétain, avec la formule aussitôt triomphale et qui collera à Berl toute sa vie : « La terre, elle, ne ment pas. » Plus pacifiste que vichyssois, malgré ce discours malheureux, Berl n’a pas collaboré. Après la Libération, il se consacre à la littérature et à l’histoire, publiant notamment une Histoire de l’Europe (tome 1, 1945 ; tome 2, 1947 ; le tome 3 posthume, 1976) et une autobiographie, Sylvia (Grasset, 1952). Dans La France irréelle (Grasset, 1957), il critique les choix politiques de la France de l’après-guerre. Comme toujours ami avec des intellectuels de droite comme de gauche, il fréquente aussi bien Albert Camus que Pierre Boutang ou le jeune Patrick Modiano, qui publiera en 1976 leurs conversations sous le titre Interrogatoire. Emmanuel Berl meurt le 21 septembre 1976. Avec Les Impostures de l’Histoire, paru pour la première fois en 1959, Emmanuel Berl revient sur des événements historiques majeurs auxquels il donne une nouvelle interprétation. Cléopâtre, loin d’être « une fille du Nil entourée de magiciens » était la descendante d’une des plus grandes familles de Grèce et une politicienne hors pair bien plus qu’une séductrice ; Charles Martel n’est pas allé à Poitiers pour arrêter les Arabes, mais pour soutenir l’allié d’un sultan musulman ; la guerre de Charles VIII, roi de France, contre le royaume de Sicile, considérée par tous les historiens comme un fiasco, a été une succession de victoires ; le discours de Robespierre le 9 Thermidor, qu’on présente comme la raison de sa chute, a été acclamé. Les falsifications les mensonges et les légendes, très peu pour Berl. Sa pensée très personnelle, plus proche de celle d’un écrivain que d’un historien, regarde les faits en dehors de toute habitude, contre toute doxa. « Rien donc n’empêche l’historien de mentir. Et tout par ailleurs l’y pousse. Dans le domaine enchanté où il travaille, les mêmes causes qui surexcitent l’intérêt, développent l’imposture. Chaque siècle ajoute ainsi à l’histoire une nouvelle cargaison d’impostures. » Emmanuel Berl se fait ici le contestataire ironique de l’histoire, et ce n’est pas pour rien que, comme le remarque Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, il a été l’éditeur, dans la collection de la Pléiade, des Mélanges de Voltaire. Introduction La situation de l’histoire et de l’historien est bien paradoxale. Jamais l’autorité de l’histoire n’a été plus forte. On dit : « L ’histoire veut… » comme on disait jadis : « Tel est le bon plaisir du roi… » Renan, naguère, suppliait les sciences de la nature de laisser une petite place à l’histoire et aux « pauvres petites sciences morales ». Aujourd’hui, comme les sciences sont moins assurées du déterminisme, c’est tout juste si elles n’admettent pas la prééminence de l’histoire, quitte à la baptiser évolution. Mais d’autre part, les historiens n’ont jamais été moins sûrs de leur fait, moins affirmatifs, plus méfiants. Ils n’ont même pas répondu aux objections que leur faisait V aléry, voici plus de vingt-cinq ans, quand il leur reprochait de choisir, à leur gré, parmi les faits, ceux qu’ils proclament événements : la mort de Louis XIV , par exemple, et non pas telle découverte technique ou artistique. Sacha Guitry disait que l’année 1871 avait été une belle année pour la France, parce que c’était celle où Manet avait peint son Balcon. Sans aller si loin, les historiens eux-mêmes admettent que l’événement est une donnée incertaine, mais ils ne peuvent s’en passer. Ils rêvent d’une histoire qui ne serait pas « événementielle ». Mais est- ce plus qu’un rêve ? Ils considèrent avec scepticisme leurs héros, leurs chronologies. Ils savent que les « sources » auxquelles, patiemment, ils remontent, ne sont jamais pures : le témoignage est suspect par cela seul qu’il n’a pas été étouffé et la pièce d’archives est suspecte par cela seul qu’elle n’a pas été détruite. À ces difficultés permanentes, qui tiennent à la nature même des choses, s’en ajoutent de nouvelles. Débordé par les innombrables découvertes de l’archéologie, contraint de ranger cet énorme bric-à- brac, l’historien est amené à faire l’histoire des civilisations, pour éviter que l’histoire devienne une branche de l’archéologie : la Chine des archéologues s’étend sur une durée beaucoup plus longue que celle des annalistes. Non seulement l’archéologie, mais la conjoncture ramène ses pensées vers les civilisations. Nous avons appris qu’elles sont mortelles et nous voyons que la nôtre – nécessaire à la subsistance d’une humanité de plus en plus nombreuse – est de plus en plus menacée par les engins qu’elle-même produit. Il semblerait donc que l’histoire des cultures doive se substituer à celle des nations. On pourrait d’autant plus le croire que Spengler et Toynbee ont ouvert, par des livres magistraux, les voies de l’histoire nouvelle. Mais les historiens n’ont pu s’y engager, parce que les passions nationalistes n’ont rien perdu de leur véhémence, quoique le souci de la civilisation s’impose davantage à la raison. Toynbee explique que, avec la meilleure volonté, il ne pouvait pas entreprendre une Histoire d’Angleterre puisqu’il se trouvait tout de suite renvoyé aux Celtes, aux Romains, aux Danois, aux Normands. Mais, sans l’avoir réfuté ni même contredit, on n’en persiste pas moins à écrire, à enseigner des histoires d’Angleterre, de France, d’Allemagne, d’Italie, etc. C’est que les historiens se sentent plus à l’aise pour écrire les histoires des États que pour écrire celle des civilisations. En effet, l’histoire politique se répète, elle raconte toujours les luttes, au-dedans, pour le pouvoir et, au-dehors, pour la prépondérance. Ces luttes naissent toujours des mêmes ambitions, et les hommes qui les livrent recourent aux mêmes recettes dont le nombre est restreint ; à toutes les époques, dans tous les pays, l’ambitieux cherche à s’emparer des instruments du pouvoir et les obtient par la faveur du clergé, par celle du peuple, par celle des grands ou par celle du prince, suivant que le régime est théocratique, démocratique, aristocratique ou monarchique. C’est en ce sens qu’on peut parler des leçons de l’histoire. Les révolutions d’Athènes ressemblent à celles de Rome, César s’inspire de Marius et Napoléon de César. Les civilisations, au contraire, se définissent par leurs différences. D’un Chinois de l’époque tchou, d’un Égyptien de l’ancien empire, d’un Indien de l’époque inca, les historiens savent d’abord qu’ils ne pensaient, ne sentaient, ne vivaient pas comme eux. Spengler nous avertit que nous ne pouvons pas comprendre l’hellénisme, au moment même où il s’efforce de nous l’expliquer. Il a raison : déjà, nos propres cathédrales nous déconcerteraient si elles redevenaient blanches, un temple grec encore plus, avec ses statues encaustiquées et dorées qui cachaient si soigneusement leur marbre. Je me rappelle avoir entendu, sur le quai de Lucerne, une petite fille dire à sa mère, en montrant le ciel tout chargé de nuages : « Tu vois, ce qu’on ne voit pas là, c’est le Righi ! » Ainsi parle l’historien des civilisations. On comprend trop que cette situation lui pèse uploads/Litterature/ berl-emmanuel-les-impostures-de-l-histoire-pdf.pdf

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