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LA QUESTION DE LA VISIBILITÉ SELON HARUN FAROCKI Christa Blümlinger in Patrick

LA QUESTION DE LA VISIBILITÉ SELON HARUN FAROCKI Christa Blümlinger in Patrick Nardin et al., Archives au présent Presses universitaires de Vincennes | « Esthétiques hors cadre » 2017 | pages 29 à 45 ISBN 9782842927431 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/archives-au-present---page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Vincennes. © Presses universitaires de Vincennes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Dans les films et installations de ce cinéaste devenu artiste, le mouvement du montage est ainsi conçu pour faire apparaître l’enracinement épistémique des images, leur modelage par des techniques d’enregistrement, puis leurs transformations par les processus de stockage et de transmission. En ce sens, il convient de souligner à quel point le projet de Farocki se consacre à l’analyse d’une logique matérielle que l’on peut résumer avec Jacques Derrida comme suit : « l’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement 1 ». Une partie importante des films et des installations de Farocki montent des matériaux provenant d’archives et sont en ce sens des films dit « de montage » ou de compilation. Mais aucun des deux termes ne parvient à résumer l’approche très particulière du cinéaste-artiste. Le remontage y représente, certes, 1. Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 34. © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) une opération pour penser les images. Et le geste d’assembler des plans préexistants renvoie sans doute à l’idée d’un « recueil de documents » (« compilation »), constituant une figure explicite dans plusieurs de ses films d’essai, soumettant des documents d’archives à des processus de répétition et de permutation et à un jeu complexe entre l’acoustique et le visuel 2. Si ces remontages semblent tout d’abord présenter une dimension critique, en exposant ce que Roland Barthes a appelé la « rhétorique » des images, ils cernent dans le même temps quelque chose qui dépasse la signification de celles-ci et vise les systèmes qui les constituent. Michel Foucault donne après la parution de son Archéologie du savoir la définition suivante de l’archive, entendue comme processus, liant des effets de disparition et d’apparition : « J’entends par archive l’ensemble des discours effectivement prononcés ; […] non pas seulement comme un ensemble d’événements qui auraient eu lieu une fois pour toutes et qui resteraient en suspens, dans les limbes ou dans le purgatoire de l’histoire, mais aussi comme un ensemble qui continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner la possibilité d’apparaître à d’autres discours 3. » C’est cette dimension foucaldienne de l’archive que je voudrais par ici souligner, sans pour autant vouloir contester d’autres approches possibles, par exemple la lecture benjaminienne que Thomas Elsaesser propose quand il fait ressortir chez Farocki une « poétique de l’archive » par la conjonction entre « recherche archivistique, reconstruction archéologique et lecture allégorique 4 ». Dans ce contexte, Elsaesser rappelle la récurrence de l’idée de destruction dans plusieurs films de Farocki et cite à ce propos un des textes portant sur l’élaboration du film d’essai Entre deux Guerres (Zwischen zwei Kriegen, 1977). Farocki y explique l’effet de choc que lui aurait procuré la lecture d’un livre 2. Sur la dimension archéologique des films de Farocki, je me permets de renvoyer à mon livre Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias [2009], Paris, Klincksieck, 2013, p. 177-183 (Foucault) et 313-341 (Farocki). 3. Michel Foucault, « Michel Foucault explique son dernier livre. Entretien avec Jean-Jacques Brochier », Magazine littéraire, n° 28, avril-mai 1969, p. 23-25, repris dans Dits et Écrits 1954-1988, vol. 1, 1954-1969, édition établie sous la direction de Daniel Defert et de François Ewald, Paris, Gallimard, p. 771-779 (p. 772 pour cette citation). 4. Thomas Elsaesser, « Harun Farocki : Filmmaker, Artist, media Theorist », dans Thomas Elsaesser (dir.), Harun Farocki, Working on the Sight-Lines, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2004, p. 27-28. 30 Christa Blümlinger © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) d’Alfred Sohn-Rethel, portant sur l’essor du nazisme en relation avec l’économie industrielle de la république de Weimar : « C’était comme si j’avais trouvé la pièce manquante d’un tableau intégral. […] J’étais capable d’assembler le tableau intégral à partir des fragments, mais cela ne pouvait pas défaire la destruction. L’image reconstituée était une image de la destruction 5. » Elsaesser fait valoir l’affinité de cette idée de destruction avec les Thèses sur le concept de l’histoire de Walter Benjamin. Mais on peut aussi s’intéresser à l’idée que Farocki y fait ressortir de la reconstitution, liée étroitement à la dynamique épistémologique du savoir historique. Ainsi, dans Zwischen zwei Kriegen, le personnage de l’auteur commente ses recherches des sites historiques de la production sidérurgique de la manière suivante : « Quand j’entendis parler d’un site qui avait été démoli, j’avais l’impression qu’il était encore un peu plus impossible de rendre quelque chose de cette histoire […]. Les choses disparaissent de la vision avant même d’être à moitié comprises. » Farocki lie donc, dans ce film, la possibilité du savoir sur l’histoire économique et sociale à la visibilité des sites de production et à la matérialité des traces. Des scènes brechtiennes, notamment autour du personnage d’un photographe, montrent dans le même temps que la non-visibilité d’une usine ne tient pas simplement au fait qu’elle serait cachée derrière un mur, mais à ce que Sohn-Rethel avait appellé « l’abstraction réelle » des processus d’échange. Les choses vues à l’œil se distinguent de l’idée de la visibilité, plus abstraite et attribuée à un système de pensée. Quand Farocki cherche à reconstituer par le film des traces, par des enregistrements documentaires des usines de la Ruhr, ce n’est donc pas à la manière typologique des photographies des bâtiments industriels du couple Bernd et Hilla Becher. Il intègre son inventaire dans un travail de recherche qui dépasse le médium de la photographie et du film et qui s’étend à d’autres médias, arts et sources, permettant ainsi d’évoquer des images manquantes. Dans ce processus, le montage devient un outil essentiel de pensée. Farocki a souvent analysé la fonction de tel ou tel médium dans la transmission des représentations des guerres et des violences. Au cours de ses investigations artistiques sur la culture visuelle du monde militaire d’aujourd’hui, il constate ainsi comment, entre deux guerres, celle du Vietnam et celle d’Irak, on passe du cinéma 5. Harun Farocki, « Zwischen zwei Kriegen », Fillmkritik, n° 263, novembre 1978, p. 569-606. La question de la visibilité selon Harun Farocki 31 © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) © Presses universitaires de Vincennes | Téléchargé le 14/03/2021 sur www.cairn.info via Université de Picardie (IP: 194.57.107.113) et du film de guerre à l’ordinateur et aux jeux vidéo : car selon lui ce serait par l’animation numérique qu’aujourd’hui l’ordinateur serait devenu, dans ce processus de transmission, le médium de référence (« Leitmedium »). Ainsi, dans son projet pour le cycle d’installations Jeux sérieux 6, Farocki écrit-il : L’armée britannique emploie aujourd’hui encore des peintres, qui exécutent, à l’huile sur toile, des peintures de bataille. Elles sont vraisemblablement censées opposer aux images fugitives de l’information un contrepoint plus durable. L’événement – le dernier en date étant la guerre d’Irak – doit être honoré au moyen d’une image qui permette de l’analyser intellectuellement et qui demande un savoir-faire artisanal qui n’est pas très courant. Savoir- faire artisanal et analyse intellectuelle, c’est aussi ce qu’exige la réalisation de films d’animation pouvant être utilisés dans des jeux vidéo. Le théâtre des opérations de la guerre du Vietnam est devenu depuis longtemps le monde uploads/Litterature/ blu-mlinger-la-question-de-la-visibilite-selon-harun-farocki-archives-au-pre-sent.pdf