LES FONCTIONS DE L'IMAGE DANS LA SOCIÉTÉ ISLAMIQUE DU MOYEN-ÂGE Marianne BARRUC

LES FONCTIONS DE L'IMAGE DANS LA SOCIÉTÉ ISLAMIQUE DU MOYEN-ÂGE Marianne BARRUCAND Le ternle <<image)) est utilisé ici comme synonyme de <<représentation figurée, c'est-à-dire représentation de <.figures,, animees; nous laissons donc délibérémei~t de côté l'image abstraite dont chacun connait le rôle fonnateur dans l'ai-t islamique. Le décor d'origine végétale, qui est parfois assez réaliste et nullement abstrait, est égaleincnt laissé de côté ici. D'abord nous allons voir les limitations imposées par la religion A l'imagination figurative, limitations qui, a premikre vue, réduisent terriblement les fonctions de l'iinagc dans la société islamique traditionnelle. Ensuite nous chercherons les biais par lesquels la représent,ation figurée s'est quand même introduite dans cette soci6t.é jusqu'à y occuper une place non négligeable, La prktendue interdiction coranique de fabriquer des images et les hadîths relatifs à I'imagiiiation figurative Quelques versets coraniques ont trait, à l'image figurée; ce sont la sourate V, verset 92 : <<O vous qui croyez! Les boissons fermentées (khanzr), le jeu de ntaysir; les pierres dressées (al-ansâbu) et les flèches divinatoires sont une souillure procédant de I'ceuvre du Démon. Evitez la! » (traduction de Blachère, Chouraqui t.raduit 4. les stèles ),), et la sourate XXI, verset 52 et suiv. : <c quand il [Abrahain] dit à son père et a son peuple : Que sont ces statues devant lesquelles vous vous tenez? Ils rependirent : nous avons trouvé nos pères les adorant ; [Abraham] dit : Certes, vous et vos pères, vous êtes dans un égarement évident. ... Abraham ensuite brise ces idoles. La sourate XXXN, verset 13, dit que les djinns créèrent v b . . . des images (tunzcIthî1) pour Salomon H ? et n'ajoute pas le moindre con~nicntaire négatif. Il est donc évident que le Coran ne se préoccupe nulleilient de la fabrication d'in~ages ou de la représeritatioii d'êtres aniiriés? mais q u ' e n revanche, il iiiterdit formellen-ient et sans ambiguïté la vénération des images. 'i'outefois, bon nombre de Izadîflzs expriment vigoureusement une attitude profondément inconophobe. Les thèmes qui y reviennent le plus frkquernment sont : - le rideail de 'Aisha, qui déplut au Prophète et qu'elle dut enlever; - lc refus des anges d'ei~trcr dans une mais011 oii il y a des iniages ; - Gabriel refusant de faire la visite annoncée au Prophète avant que le rideau à images dans sa maison ne fût enlevé: 60 MARIANNE BARRIJCAND - la condanination, le Jour du Jugement dernier des fabricants d'images qui reqoivcnt l'ordre divin d'insuffler la vie à leurs créations et qiii sont alors incapables (le l'exécuter ; - le sactilège de vouloir égaler Dieu créateur ; - les malédictions terribles énoncées a I'égard des fabricants d'images ; - I'intcrdiction faite par Mahomet de tolérer des images dans le 4~ bar:t » (la Ka'ba ? 1 ; - l'ordre donné par M'ahomet à 'Umar d'effacer les images dans la Ka'ba ; - Mahomet condamnant les chrétiens en Éthiopie qui auraient construit des monuments funéraires décorés d'images(1). La forn-iulation explicite par les milieux religieux du refus de I'imagi- natioil plastique semble (depuis les travaux de R. Paret) antérieure à l'époque proposée par K.A.C. Crcswell et Oleg Grabar!2) et se situerait non pas quelque part au milieu ou vers la fin du Vrre siècle, mais plutôt, entre la fin du mre siècle et les deux premières décennies du \;XIT~ siècle. II est significatif de remarquer que, malgré la tension entre le fonds péreilne de la civilisation locale préislamique et la nouvelle religion, porteuse de ses propres aspirations civilisatrices, la dynastie contemporaine de cette évolution religieuse fut particulièrement iconophile. Les Umayyades, sensibles à la culture matérielle classique et à son potentiel de propagande politique, furent A l'origine de cet art syro-islamique pétri d'apports classiques et riche en images. Ce fut le premier art islamique. Pour le judaïsme, Ie problème de loimage se pose a priori de la même manière que pour l'islam : c'est-à-dire une iconophobie religieuse fondamentale, plus ou moins vigoureuse selon Ies circonstarices, subit Ia pression de la culture hellélnistique, profondément iconophile; même le christianisme à l'époque paléachi-étienne vit cet antagonisme entre l'héritage iconophile hellénistique et romain et des tendances philosophiques, notamment néoplatoniciennes, qui dénoncent la <<tromperie de l'art*. La reprise de ce débat, violente, pendant -- -- . i l ~ Cf. H. P;\fixr, Textbelege zuin islarnischen Fiildeverbot, dans Dns We~k des Kiiiistlew, Strtdieii zrrr Iko17agnpliie icricl F'orinpschiclttr (en L'honneur de Hubert Schradei. Stuttgart. 1960 ; et H. P.AHLT. Die EntsLehu~lgszeit de8 islamischen Bilderverbots. dans Ki<nst des Orients K. 1/2, 1976-77, 15s-191. L'auteur y ailalyse les neuf collections sunnites classiques (Muslim. Suhih : Rukhàrî. Suhilz. ; Abii Bhlid. Sirriiuii : Tiimidhi. Suritcin ; h'asg'i, Surnun ; Ibn Mâdja, Sunlart :Malik. Muwattn'; Ahmad ibri Hanbal. Ll~rsnr~d ; naiimi. Srrrti~i~i sous l'aspect de ficonophohie et cssaie de déterminer l'époqiie de la g ~ n è s e de cos haditlis. Pour I'attitude dti Shi'isme envers l'art figure, voir R. PARET. Das islamische Bildei-v~rhnt und die Schia dans FesfsrIiriA IVet-lier Cusb~l. BOUS la direction d'E~7vin Graf. Ltvde. 1868. , .. ... , ., .., II.:.: .-- P -.: -'1-1 . -.-b..'.'- . . . , : I r .n : I I ; ! , I - I F ~ ~ I I ~ s - i - ' l s 7 s ?: ~ r ! j : y j c , rnn : -.' rr +.-n ,'l:,n+ . E . ' : ,'*.'. .... n . ' . . . , . . . . . 1 ,,. ; .. .. ., ... ' 1:. 1 ' 1,l. :::: 1 : . Pour les cluestions genérales coiicernatit. l'iniage figurative e t I'islam. voir I'ouvr:age ancien mais tou.jniir,i intéressant. de Tlioinas W. I~RNOLD. Puirrtiizg iri Islain. Odord ITnivei-sity Press, 1928, réédit6 par IJovei. I ' u l i i i c a l i o n s . New Ynik, 1965. En ce qui concerne la similitude dogmatique foncière entre Siini)itcs et Shïitcs. dans ce cont~xte, les travaus de Paret confirment les afiirmations d'Ainold. iZ! Cf K.A.C. CRES\VEI.I.. Eai-ly Muslini Architectui*e 2, Oxford, Univei9sity Press. 1969, t. 1 . p. 411 et Ole5 C;R.AE.AR. The foi-niotioit of Islaiiiic Art. New Haven et I~ndrcs. Yale University Press, 1973. JI. 26. Creaxvell et Grabai. (après Georges Marcais et d'autres1 s'appuyent uiiiquement sur des testes uati-oln~aueo cn rapport avec I'ironoclasme bvzantin (Jean de Damas et Théodore ALÛ Qurra. ev;.111~- de H-t::1:1. L e 1:,nirt1\ I r ~ r c ~ dt! t ~ ? d qui. ! ' I : I : I I ~ ~ I I I . ~ d I I ~ . !uif dt l.it1.,q1116 :.> I 110 Titii i1.1:1 ,~iii.i~- idonnc 1 : i r i , .t! u::i .n .ici iiii.iyes d?iis Ir: . ~ l . a c s c h i , r . , ~ ~ . i . ~ ~ rrposc sur <:CS iniii.c. byzant-ines et ne concerne pas. de toute manière. fimagerie proprenient islamique. t'IMAGE DAKS I , . 4 SOC~ÉTE ISLAMIQUE DU MOYEN-AGE 6 1 l'iconoclasme (730-787 et 813-8431, se termine cependant par la reconnaissance officielle du statut de l'image religieuse, alors que le monde de I'islam répond, lui, par le refbs de l'image religieuse, voire de l'image tout court. La méfiance de la religion Dans le domaint. de l'art religieux, elle entraîne l'absence d'une iconogra- phie didactique religieuse. Cette fonction est primordiale dans le christianisme. D6jh pour Saint-Augustin, les représentations fi,gurées servaient à faire comprendre l'Histoire du salut chrétien aux illettrés. Cette fonctioii pédagogi- que et missionnaire est à la base des récits communiqués par les vitraux d'églises, par les biblia pazlperunr et specr~lrlnz humanue saluntio~zis, etc. La méfiance des théologiens vis-à-vis de l'image entraîne également l'absence d'une iconographie religieuse de propagande politique, à l'instar des images du Christ Pantocrator, image religieuse qui utilise des formes visuelies créées à I'origjne pour l'image impériale romaine. La religion traditionnelle refusant l'imagerie, il est tout à fait logque que I'islam classique ignore l'iconographie religeuse de communication et d'identification mystique, comme par exemple celle du Christ dc douleur du ~ o ~ e n - Â ~ e chrétien tardif, ou celle, tardive, des soufYrances de la famille de 'Ali, dans certains milieux shi'ites. Dans le domaine de l'iconographie tenzporelle, ce refus religieux de l'imagination plastique a des conséquences comparables, la collusion fondamen- tale entre autorité spirituelle et autorité temporelle excluant toute utilisation de l'image à des fins de propagande. Par conséquent, il n'y a pas d'iconographie de légitimation royale à l'instar des statues impériales romaines comme il n'y a guère d'iconographie de propagande souveraine par les inonnaies, moyen par excellence des souverains romains d'affirmer leur pouvoir (voir cependant plus bas). On constate également l'absence d'une icono.graphie de propagande légitimant le po~ivoir par la religion au sens d'une participation du souverain au pouvoir transcendant, l'absence donc d'une iconographie qui serait comparable à celle des prophètes-rois de Notre-Dame de Paris. Que reste-t-il finalement? Dans Ics milieux princiers, la fonction de distraction semble engendrer une iconographie riche et variée qui brode inlassablement autour des nienies thèmes uploads/Litterature/ th-fonctions-image.pdf

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