La sorcellerie à l’ère des médias par Julien Bonhomme « La psychose du SACRIFIC
La sorcellerie à l’ère des médias par Julien Bonhomme « La psychose du SACRIFICE HUMAIN » : surmonté d’un surtitre plus discret, « Série de meurtres bizarres », le titre s’étale en gros caractères à la une du supplément hebdoma- daire du Quotidien du 18 février 2012. Pour illustrer le sujet, la photographie d’un crâne en décomposition occupe tout le ventre de une. Parmi tant d’autres, cet exemple tiré de la presse sénégalaise témoigne que la sorcellerie est aujourd’hui passée à l’ère des médias de masse. Partout sur le continent africain, les histoires de sorcellerie circulent abondamment à travers les journaux, la radio, la télévision et les médias numériques 1. Alors que, comme le note Peter Geschiere (2013 : 182), dans les premières décennies après les indépendances, les gens se montraient réticents à parler ouvertement de sorcellerie, celle-ci est désormais devenue un sujet de débat public. Ce basculement dans un nouveau régime de discours s’est opéré dans les années 1990, entre autres à la faveur de la libéralisation du secteur des médias et de l’émergence de la presse dite populaire. Cette médiatisation des affaires de sorcellerie a eu pour effet de leur conférer une publicité jusque-là inégalée. On peut à cet égard parler d’une extension du domaine de l’occulte, avec ce paradoxe que l’occulte est rendu plus visible en étant publiquement exposé. Le présent article s’intéresse à ce processus d’exposition médiatique de la sorcellerie en examinant plus particulièrement 1. Au Sénégal, les médias numériques se contentent souvent de reprendre les articles de la presse écrite et sont donc davantage des relais que des producteurs d’information. paru in Sandra Fancello (dir.), Penser la sorcellerie en Afrique, Paris, Hermann, 2015, p. 83-116. 84 Penser la sorcellerie en Afrique le cas du Sénégal. Il s’appuie sur des enquêtes menées à Dakar en 2011 et 2014, mais également sur la fréquentation assidue de la presse africaine, tant anglophone que francophone, à l’occasion de recherches sur diverses rumeurs de sorcellerie (Bonhomme, 2009, 2011 ; Bondaz et Bonhomme, 2014). Il se situe en outre dans le prolongement de mes travaux antérieurs sur la sorcellerie et la contre-sorcellerie au Gabon (Bonhomme 2005, 2006). Ce parcours m’a permis de prendre la mesure de la variété des formes que la sorcellerie pouvait revêtir, des contextes sociaux dans lesquels elle se déployait et des discours auxquels elle donnait lieu. D’un point de vue théorique, ce travail s’inscrit dans le sillage du récent « tournant médiatique » en anthropologie des religions (Hackett, 1998 ; Meyer et Moors, 2006 ; Meyer, 2009 ; Engelke, 2010) 2. Même si les publications ont jusqu’à présent davantage porté sur les médias audiovisuels et sur les Églises pentecôtistes que sur la presse et sur la sorcellerie, elles ont prouvé l’intérêt qu’il y avait à étudier les faits religieux sous l’angle de leurs dispositifs de média(tisa)tion 3. Malgré la reconnaissance grandissante de ces travaux au sein de la discipline, il semble que – pour céder à un jeu de mots facile – le discours journalistique continue d’avoir mauvaise presse en anthropologie. Cette méfiance participe d’une sorte d’angoisse épistémologique : les anthropologues éprouvent le besoin inquiet de se démarquer des journalistes et du type de discours (selon eux biaisé et réducteur) qu’ils tiennent sur la réalité sociale, de peur d’être contaminé par celui-ci en le prenant comme objet d’étude. Non seulement un bon anthropologue doit être tout le contraire d’un journaliste, mais l’on juge en outre souvent que des coupures de presse ne sauraient faire de bonnes données ethnographiques. Le discours journalistique est considéré factice et inauthentique par rapport aux discours recueillis en face-à-face par le biais d’une relation ethnographique. 2. Sur les « nouveaux terrains » de l’anthropologie des médias, voir aussi Ginsburg, Abu-Lughod et Larkin (2002). 3. J’emploie « média(tisa)tion » pour souligner que le recours aux médias de masse constitue une forme de médiation parmi d’autres. La sorcellerie à l’ère des médias 85 La sorcellerie telle qu’elle apparaît dans les médias ne serait qu’une caricature grossière de ce qu’elle est « réellement ». Pourtant, bien des histoires de sorcellerie entendues de la bouche de nos interlocuteurs sur le terrain – du moins celles qui ne les concernent pas personnellement – ne font en réalité que répéter ou réélaborer des récits dont ils ont eu connaissance par les médias 4. Ces derniers constituent l’une des sources d’information de nos propres « informateurs », de telle sorte que l’imaginaire populaire de la sorcellerie est déjà un imaginaire médiatique et médiatisé. La sorcellerie est désormais prise dans le vaste répertoire d’images et de récits que les médias de masse véhiculent et qui offre à leur public de nouvelles façons d’ima- giner et de vivre la réalité – ce qu’Arjun Appadurai a proposé d’appeler des mediascapes (1996 : 35-36). Certes, nombre d’auteurs travaillant sur la sorcellerie, en contexte urbain notamment, se servent déjà de la presse, mais sans s’intéresser à l’origine de ces sources et à leurs contextes de production. Ainsi, trois des quatre anecdotes qui ouvrent le fameux article des Comaroff (1999) sur l’économie occulte sont tirées de la presse ; mais bien qu’ils citent leurs sources, ils n’en font pas grand cas. Même les travaux, par ailleurs remar- quables, de Misty Bastian (1993, 2001, 2003) sur la sorcellerie vue à travers les médias nigérians n’accordent pas encore suffi- samment d’attention à la fabrique des discours journalistiques 5. L’argument que je défends est donc double. D’une part, la presse représente une entrée pertinente pour étudier la sorcellerie, puisque celle-ci tend de plus en plus à devenir un phénomène médiatique. Mais, d’autre part, les discours journalistiques ne sauraient pour autant être appréhendés comme des sources transparentes : ce sont des productions culturelles spécifiques dont il faut restituer les logiques d’élaboration. Bref, on ne 4. Comme le note Misty Bastian à propos des histoires de sorcellerie au Nigeria : « Stories that appeared in the tabloids one week might very well make their way back to me as choice in Onitsha gossip the next – with names and situations altered to suit the local taste » (1993 : 131). 5. Sur la sorcellerie dans les médias, voir aussi Englund (2007). 86 Penser la sorcellerie en Afrique peut étudier la sorcellerie à travers les médias sans s’intéresser aussi à ces derniers. Cela exige de ne pas se limiter à glaner çà et là des articles de presse, ni même à dépouiller de manière plus systématique les archives des journaux. Il faut également fréquenter les salles de rédaction, s’entretenir avec les profes- sionnels du métier et étudier le travail journalistique lui-même. Mettre l’accent sur les médias permet de contourner l’un des écueils qui guettent les travaux nombreux qui abordent la sorcellerie en termes d’imaginaire populaire. Cet imaginaire flotte en effet trop souvent en apesanteur au-dessus de la réalité sociale. Appréhender la sorcellerie à travers le prisme des médias offre l’avantage de pouvoir ancrer plus fermement les discours dans leur contexte de production : le champ journalistique, avec ses acteurs, ses pratiques et ses contraintes spécifiques 6. Mais le discours journalistique ne doit pas être refermé sur lui-même, comme s’il s’agissait d’une production culturelle autonome. Discours populaires et discours journalistiques entretiennent une relation circulaire, les uns faisant écho aux autres. Cette circularité est typique d’une certaine presse, justement qualifiée de « populaire », et qui est celle qui fait de la sorcellerie l’un de ses thèmes de prédilection. Les rapports entre médias de masse et culture populaire ne doivent pas être pensés dans les termes d’une opposition stérile entre production et réception, mais plutôt comme une forme de médiation réciproque. À cette aune, ce que je propose d’appeler la sorcellerie médiatisée représente, comme nous le verrons, une forme discursive singulière, le produit à la fois des discours populaires qu’elle répète ou dont elle s’inspire et de contraintes propres au champ journalistique 7. 6. Sur le champ journalistique, voir Bourdieu (1994). 7. Dans la mesure où mon objet d’étude est le discours journalistique, je m’autorise un certain flou autour de ce que j’entends par discours populaires, que j’envisage par contraste comme une forme discursive non marquée. Comme nous le verrons, cette indétermination relative fait écho à la façon dont ces discours sont traités par la presse elle-même, qui les rapporte souvent sous la forme impersonnelle de « on-dit ». La sorcellerie à l’ère des médias 87 La sorcellerie et son public Avant d’examiner ce que les médias font à la sorcellerie quand ils s’en emparent, il convient de dissiper deux malentendus possibles. D’une part, je ne prétends pas que la sorcellerie doive nécessairement, ni surtout exclusivement, être étudiée à travers la presse. Aucune affaire de sorcellerie ne se réduit à ce que les médias en disent. On aura donc toujours intérêt à croiser les archives de presse avec d’autres types de sources : par exemple des sources policières ou judiciaires lorsqu’une affaire a donné lieu à enquête ou procès, mais aussi, évidemment, les témoignages des personnes concernées par l’affaire 8. Dans mes enquêtes sur les rumeurs de sorcellerie, j’ai tâché de compléter les sources uploads/Litterature/ bonhomme-sorcellerie-medias-pdf.pdf
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- Publié le Apv 16, 2022
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