Louis Charbonneau- Lassay et le Bestiaire du Christ Par Jean-Pierre Brach Maîtr
Louis Charbonneau- Lassay et le Bestiaire du Christ Par Jean-Pierre Brach Maître de Conférences a l’Université d’État d’Amsterdam ; Charge de Conférences a l’École pratique des Hautes Études, Ve section (Sorbonne, Paris) Conférence du 7-12-1996, à Loudun (église collégiale Sainte-Croix), à l’occasion des commémorations du cinquantenaire de la mort de Louis Charbonneau- Lassay Je souhaiterais débuter cette intervention concernant plus particulièrement le contenu du Bestiaire du Christ en la dédiant à une personne présente dans la salle ; il s’agit naturellement de Mme Lagèze qui nous a permis, à Messieurs PierLuigi Zoccatelli et Stefano Salzani ainsi qu’à moi-même, de travailler -- à neuf, dirais-je -- sur Charbonneau-Lassay à partir de documents pour la plus grande part inédits. Je voudrais que vous voyiez, Madame, dans cette dédicace un témoignage de notre reconnaissance et plus qu’un geste de simple courtoisie formelle à votre égard et à celui d’Olivier et Marie- Hélène Dvorjak. Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre de cet exposé, il m’a semblé inutile de vous convier à une sorte de relecture du Bestiaire qui en décrirait simplement la structure interne et le contenu. Je préfère donc ne pas y insister et ne pas m’appesantir davantage sur la manière dont l’auteur a conçu, par exemple, la division des espèces animales qu’il évoque, ou la raison de la présence de certains chapitres concernant des parties du corps humain en tête de l’ouvrage, raisons que je serais d’ailleurs incapable de fournir en lieu et place de Charbonneau-Lassay lui- même qui ne s’est guère expliqué à cet égard. Quant au rappel chronologique sommaire que j’avais songé à vous présenter dans un premier temps -- rappel concernant l’"histoire" du Bestiaire et de sa mise en oeuvre --, Monsieur PierLuigi Zoccatelli vient de nous le dresser avec une parfaite exactitude et me dispense par conséquent d’y revenir. Venons en donc sans plus tarder à la considération du faisceau impressionnant de compétences réunies par Charbonneau-Lassay dans l’élaboration de son Bestiaire. Certains d’entre vous savent déjà que cet ouvrage est essentiellement constitué d’articles dont beaucoup avaient été publiés au préalable dans des revues telles que Regnabit ou Le Rayonnement Intellectuel, évoquées à l’instant. Le texte de ces articles se retrouve alors assez fréquemment abrégé, mesure qui, compte tenu des proportions finalement assumées par le volume, s’explique de soit ; il n’en va pas de même, en règle générale, de l’iconographie : les bois gravés par l’auteur en personne sont à peu près tous présents. Cependant, qu’on en juge : histoire, archéologie, préhistoire, traditions populaires, contes et légendes, héraldique, sigillographie, numismatique et iconographie religieuse, toutes ces disciplines sont mises à contribution dans la "Somme" (peut-on dire) que représente le Bestiaire du Christ ! Rares, on l’admettra, sont les historiens d’art, même parmi les plus compétents, qui se sont montrés capables de réunir un ensemble aussi impressionnant de connaissances. Si toutes ces composantes, donc, ont concouru à édifier le Bestiaire du Christ, il n’en est que plus assuré qu’un tel travail ne sort pas de nulle part, outre que Charbonneau-Lassay n’a évidemment pas inventé le genre littéraire du "Bestiaire", fût-il du Christ. L’origine historique de ce type de recherches réside naturellement dans le fameux Physiologus [1], texte grec anonyme du second siècle de notre ère, dont le titre même signifie le Naturaliste. Les traductions latines de cet ouvrage se multiplient jusqu’au IXe siècle et, forts de ce succès, les commentaires finissent par en envahir le contenu au point d’y ajouter des doctrines peu compatibles avec la dogmatique catholique de l’époque. Bien que le recueil ait fini par être condamné par le pape Gélase, il représente néanmoins une source fondamentale avec, naturellement, les oeuvres d’autres naturalistes païens comme Pline, Elien, ou encore T atien dont l’ouvrage est cependant perdu. A la suite des Pères de l’Eglise, les connaissances que nous considèrerions aujourd’hui comme relevant des sciences de l’homme et de la nature occupent une place importante dans les travaux des "encyclopédistes" médiévaux, au premier rang desquels le Speculum Naturae de Vincent de Beauvais et le De Proprietatibus rerum du franciscain Barthélémy l’Anglais (ca. 1230), pour n’en citer que deux parmi les plus connus. Ce sont là des traités qui, à l’instar du Physiologus, débordent largement le simple cadre d’un Bestiaire puisqu’ils prétendent embrasser l’ensemble des "sciences naturelles". Ils présentent en outre l’intérêt essentiel de viser à instaurer une tradition d’exégèse du "Grand Livre de la Nature" fidèle aux canons de la foi chrétienne et trouvant son fondement dans l’Ecriture, plus précisément dans les deux T estaments. Dans cette perspective, la nature est célébrée comme les Magnalia Dei, c’est-à-dire véritablement comme une oeuvre dont le déchiffrement manifeste la gloire et la toute-puissance du Créateur [2]. La structure même du monde et de ses parties, au nombre desquelles les créatures -- animales ou autres -- qui l’habitent, symbolise vertus et attributs divins et ceci explique au passage le fait que Charbonneau- Lassay, en certains articles de son Bestiaire, ait également pris en compte des parties de corps d’animaux et non leur seule totalité organique dans son intégrité. S’il y a là établissement d’un réseau de correspondances analogiques, on ne doit pas en oublier pour autant l’application en sens inverse. L’analogie croisée pour mieux dire, la multiplicité, renforcée le cas échéant par la dissemblance, est précisément la seule traduction possible ici-bas de ce qui se présente sous le mode de l’unité et de l’identité en Dieu ou encore dans les mondes céleste et angélique [3]. Le caractère immuable de l’archétype ne peut nous apparaître que diffracté mais, en retour, reçoit son attestation de la diversité même des parties qui le représentent. Une conséquence remarquable de cette façon de voir consiste, chez les Anciens, à privilégier souvent la prégnance symbolique du fait, qu’il s’agisse d’un objet naturel ou d’un événement historique, par rapport à ce que nous appellerions aujourd’hui sa dimension objective. La réalité sensible leur importe en premier lieu dans la mesure où elle renvoie à un ordre de choses invisible qui la dépasse et, partant, fonde sa valeur emblématique, sa capacité à "donner à penser". Là réside, à bien des égards, l’intérêt accordé à des créatures chimériques comme le Skiapode, si fréquemment représenté au Moyen Age : personne, à l’évidence, n’a jamais contemplé cet habitant supposé des latitudes torrides, commodément renversé sur son dos et s’abritant à l’ombre d’un organe pédestre unique mais démesuré. Pour autant et compte tenu de ce qui vient d’être dit, c’est commettre une erreur de perspective historique que de vouloir imputer à la seule crédulité naïve une attitude intellectuelle essentiellement tournée, en l’espèce, vers l’élucidation des desseins divins. Quant au(x) Bestiaire(s) proprement dit(s) [selon le Dictionnaire de l’Académie française, le terme apparaît au XIIe siècle], il s’agit donc pour l’essentiel d’un Physiologus réduit au seul règne animal et affecté, comme le Physiologus encore, d’un double rôle pédagogique -- c’est l’ancêtre de nos manuels d’histoire naturelle -- et catéchétique. Il y a là deux fonctions indissociables et propres à tous les Bestiaires médiévaux. Il est évident qu’afin de pouvoir remplir convenablement cet office, ces ouvrages doivent se maintenir dans la tradition chrétienne reçue pour se trouver à même de préserver de la sorte les significations consacrées par l’Église et le temps. Ce thème nous ramène à Louis Charbonneau-Lassay dont c’était précisément l’une des préoccupations majeures ; il l’évoque en effet dès le tout premier chapitre et même l’introduction au Bestiaire du Christ, afirmant d’emblée son intention de revivifier une discipline de sens, de restituer à l’emblématique animale ses significations traditionnelles lors même, déplore-t-il, que la majorité (illustrateurs, sociétés ou particuliers) emploie couramment différents symboles, parmi lesquels les symboles animaux, en dépit du bon sens. L’art catholique lui-même -- précise-t-il en contempteur averti du style sulpicien de son époque -- succombe trop fréquemment à ce travers. L’idée qui l’anime est donc bien de retrouver l’esprit de la tradition iconographique de l’Église, dans l’intention de s’y ressourcer. Sous ce rapport et d’autres, le travail de Louis Charbonneau-Lassay rejoint consciemment l’orientation des Bestiaires médiévaux [4]. Bestiaire du Christ, ces termes font ressortir des réalités qui paraissent incommensurables. Et de fait, elles sont indicatrices des deux dimensions fondamentales auxquelles ne peut échapper un texte de ce genre : une dimension intemporelle -- ou, si l’on préfère, spirituelle -- car c’est l’ouvrage déclaré d’un croyant (et qui s’avoue tel dès l’introduction, en se réclamant expressément d’Émile Mâle), l’ouvrage de quelqu’un qui estime par ailleurs indispensable d’adhérer de l’intérieur à l’enseignement de l’Église pour comprendre la symbolique christique, confirmant par là l’importance à ses yeux de la tradition commune évoquée à l’instant. D’autre part, une nécessaire dimension historique, car l’emblème n’est pas quelque chose qui se manifeste spontanément, en état d’apesanteur contextuelle. Ce qu’entend prendre en compte Charbonneau-Lassay, c’est la signification de tel emblème donné dans telle région, à telle époque et en tel milieu, parfois même dans tel groupement déterminé. ll est vrai que ce sont là, pour l’essentiel, les critères usuels d’une enquête scientifique ; son insistance sur le dernier terme constitue toutefois une allusion directe au "dépôt" propre des fraternités uploads/Litterature/ brach-j-p-louis-charbonneau-lassay-et-le-bestiaire-du-christ.pdf
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- Publié le Sep 02, 2022
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