© Éditions Gallimard, 1964. Éditions Gallimard, 1998, pour le dossier. i AVANT-

© Éditions Gallimard, 1964. Éditions Gallimard, 1998, pour le dossier. i AVANT-DIRE (DÉPÊCHE RETARDÉE) Si déjà, au cours de ce livre, l'acte d'écrire, plus encore de publier toute espèce de livre est mis au rang des vanités, que penser de la complaisance de son auteur à vouloir, tant d'années après, l'améliorer un tant soit peu dans sa forme ! Il convient toutefois de faire la part, en bien ou mal venu dans celui-ci, de ce qui se réfère au clavier affectif et s'en remet tout à lui — c'est, bien entendu, l'essentiel — et de ce qui est relation au jour le jour, aussi impersonnelle que possible, de menus événements s'étant articulés les uns aux autres d'une manière déterminée (feuille de char- mille de Lequier1*, à toi toujours !). Si la tenta- tive de retoucher à distance l'expression d'un état émotionnel, faute de pouvoir au présent la revivre, se solde inévitablement par la dissonance et l'échec (on le vit assez avec Valéry, quand un dévorant souci de rigueur le porta à reviser ses * Les notes appelées par des chiffres ont été établies par Michel Meyer et figurent p. 163-171. 7 « vers anciens2 »), il n'est peut-être pas interdit de vouloir obtenir un peu plus d'adéquation dans les termes et de fluidité par ailleurs. Il peut tout spécialement en aller ainsi de Nadja, en raison d'un des deux principaux impé- ratifs « anti-littéraires » auxquels cet ouvrage obéit : de même que l'abondante illustration pho- tographique a pour objet d'éliminer toute descrip- tion — celle-ci frappée d'inanité dans le Mani- feste du surréalisme —, le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l'observation médi- cale, entre toutes neuropsychiatrique, qui tend à garder trace de tout ce qu'examen et interroga- toire peuvent livrer, sans s'embarrasser en le rap- portant du moindre apprêt quant au style. On observera, chemin faisant, que cette résolution, qui veille à n'altérer en rien le document « pris sur le vif», non moins qu'à la personne de Nadja s'applique ici à de tierces personnes comme à moi-même. Le dénuement volontaire d'un tel écrit a sans doute contribué au renouvellement de son audience en reculant son point de fuite au-delà des limites ordinaires. Subjectivité et objectivité se livrent, au cours d'une vie humaine, une série d'assauts, desquels le plus souvent assez vite la première sort très mal en point. Au bout de trente-cinq ans (c'est sérieux, la patine), les légers soins dont je me résous à entourer la seconde ne témoignent que de quelque égard au mieux-dire, dont elle est seule à faire cas, le plus grand bien de l'autre — 8 qui continue à m'importer davantage — résidant dans la lettre d'amour criblée de fautes et dans les « livres érotiques sans orthographe3 ». Noël 1962. Qui suis-je ? Si par exception je m'en rappor- tais à un adage4 : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois avouer que ce dernier mot m'égare, ten- dant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme5, évidemment il fait allusion à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être6, pour être qui je suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifesta- tions objectives de mon existence, manifesta- tions plus ou moins délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d'une acti- vité dont le champ véritable m'est tout à fait inconnu. La représentation que j'ai du « fan- tôme » avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences 11 d'heure et de lieu7, vaut avant tout, pour moi, comme image finie d'un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j'ai oublié. Cette vue sur moi-même ne me paraît fausse qu'autant qu'elle me présuppose à moi-même, qu'elle situe arbitrairement sur un plan d'antériorité une figure achevée de ma pensée8 qui n'a aucune raison de composer avec le temps, qu'elle implique dans ce même temps une idée de perte irréparable, de pénitence ou de chute9 dont le manque de fondement moral ne saurait, à mon sens, souffrir aucune discussion. L'important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me dis- traient en rien de la recherche d'une aptitude générale, qui me serait propre et ne m'est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d'affinités que je me sens, d'atti- rances que je subis, d'événements qui m'arrivent et n'arrivent qu'à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d'émotions que je suis seul à éprouver, je m'efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N'est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette dif- 12 férenciation que je me révélerai ce qu'entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ? C'est à partir de telles réflexions que je trouve souhaitable que la critique, renonçant, il est vrai, à ses plus chères prérogatives, mais se pro- posant, à tout prendre, un but moins vain que celui de la mise au point toute mécanique des idées, se borne à de savantes incursions dans le domaine qu'elle se croit le plus interdit et qui est, en dehors de l'œuvre, celui où la personne de l'auteur, en proie aux menus faits de la vie courante, s'exprime en toute indépendance, d'une manière souvent si distinctive. Le souve- nir de cette anecdote : Hugo, vers la fin de sa vie, refaisant avec Juliette Drouet10 pour la mil- lième fois la même promenade et n'interrom- pant sa méditation silencieuse qu'au passage de leur voiture devant une propriété à laquelle donnaient accès deux portes, une grande, une petite, pour désigner à Juliette la grande : « Porte cavalière, madame » et l'entendre, elle, montrant la petite, répondre : « Porte piétonne, monsieur » ; puis, un peu plus loin, devant deux arbres entrelaçant leurs branches, reprendre : « Philémon et Baucis11 », sachant qu'à cela Juliette ne répondrait pas, et l'assurance qu'on nous donne que cette poignante cérémonie s'est 13 répétée quotidiennement pendant des années, comment la meilleure étude possible de l'œuvre de Hugo nous donnerait-elle à ce point l'intel- ligence et l'étonnante sensation de ce qu'il était, de ce qu'il est ? Ces deux portes sont comme le miroir de sa force et celui de sa faiblesse, on ne sait lequel est celui de sa petitesse, lequel celui de sa grandeur. Et que nous ferait tout le génie du monde s'il n'admettait près de lui cette ado- rable correction qui est celle de l'amour, et tient toute dans la réplique de Juliette ? Le plus sub- til, le plus enthousiaste commentateur de l'œuvre de Hugo ne me fera jamais rien parta- ger qui vaille ce sens suprême de la proportion. Comme je me louerais de posséder sur chacun des hommes que j'admire un document privé de la valeur de celui-là. À défaut, je me conten- terais encore de documents d'une valeur moindre et peu capables de se suffire à eux- mêmes du point de vue affectif. Je ne porte pas de culte à Flaubert et cependant, si l'on m'assure que de son propre aveu il n'a voulu avec Salammbô que « donner l'impression de la couleur jaune », avec Madame Bovary que « faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des clo- portes » et que tout le reste lui était bien égal, ces préoccupations somme toute extra-litté- raires me disposent en sa faveur. La magnifique lumière des tableaux de Courbet est pour moi celle de la place Vendôme, à l'heure où la 14 colonne tomba. De nos jours, un homme comme Chirico12, s'il consentait à livrer inté- gralement et, bien entendu, sans art, en entrant dans les plus infimes, aussi dans les plus inquiétants détails, le plus clair de ce qui le fit agir jadis, quel pas ne ferait-il pas faire à l'exé- gèse 13 ! Sans lui, que dis-je, malgré lui, au seul moyen de ses toiles d'alors et d'un cahier manuscrit que j'ai entre les mains, il ne saurait être question de reconstituer qu'imparfaite- ment l'univers qui fut le sien, jusqu'en 1917. C'est un grand regret que de ne pouvoir combler cette lacune, que de ne pouvoir pleine- ment saisir tout ce qui, dans uploads/Litterature/ breton-andre-nadja.pdf

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