© Ildar Abulkhanov/iStockphoto La petite question Calvitie : que perdent les ho

© Ildar Abulkhanov/iStockphoto La petite question Calvitie : que perdent les hommes lorsqu’ils perdent leurs cheveux ? Clara Degiovanni publié le 14 décembre 2022 1 min Le cheveu viril Le 6 décembre dernier, le comédien Kyan Khojandi, que le grand public a été habitué à voir avec une calvitie, puis rasé, est passé à l’émission de télévision Quotidien arborant une chevelure bien fournie. Ce changement capillaire a déclenché des milliers de réactions. Pourquoi les transformations de la chevelure masculine font-elles autant réagir ? De la graisse d’ours bien fraîche, de la chair de limace, quelques scorpions et des sangsues écrasées... Voici le genre de recettes que l’on se refilait sous le manteau au Moyen Âge afin de lutter contre « le fléau de la calvitie ». Cette anecdote, rapportée par Auguste Debay (1802-1890), auteur d’un Traité d’hygiène médicale, des cheveux et de la barbe, prouve bien que la crainte masculine de perdre ses cheveux ne date pas d’hier. Si la lutte acharnée a pris aujourd’hui des formes plus efficaces, celles-ci restent toutefois onéreuses et parfois très invasives. On peut par exemple, comme Kyan Khojandi, se faire poser une « prothèse capillaire » ultra-réaliste dans une clinique spécialisée – une sorte de perruque de luxe – ou choisir de faire des implants. La Turquie, leader mondial de la greffe de cheveux, propose des opérations chirurgicales sous anesthésie locale consistant à prélever des cheveux présents dans les zones fournies, pour les implanter vers les régions dégarnies. L’opération parfois douloureuse – 4 250 petits trous sur le crâne, indique ce récent témoignage d’Alex Hawkins, journaliste chez GQ – coûte entre 2 000 et 6 000 euros et ne porte ses fruits que plusieurs mois après. À quoi, au juste, renvoie le cheveu masculin ? et pourquoi se donne-t-on parfois tant de mal pour éviter sa chute ? La crainte de devenir chauve est millénaire. Si l’on s’en réfère à la Bible, l’homme devenant chauve perdrait une part de sa virilité. Cette histoire capillaire masculine commence vers le XII siècle avant J.-C., avec un certain Samson. D’une puissance extrême, ce héros biblique terrasse tous ses ennemis jusqu’au jour où sa femme, Dalila, lui coupe ses sept tresses. Privé de ses cheveux, il est dépossédé de sa puissance : c’est une castration symbolique. Pendant des siècles, la longueur de la chevelure masculine sera ainsi associée à une forme de sauvagerie et d’inquiétante puissance vitale : celle des Vikings ou des envahisseurs. Théophile Gauthier l’appellera la « chevelure à tout crin ». Elle causera à elle seule « la terreur du bourgeois glabre et chauve ». e Un homme qui perd ses cheveux perdrait donc également une partie de sa vitalité, de sa vigueur naturelle. Les cheveux des hommes, surtout s’ils sont longs, renvoient en effet à une forme de naturalité. Comme le rappelle la philosophe Sonia Dayan-Herzbrun : « Chez Aristote comme chez Pline se trouve exprimée la conviction que les hommes “chevelus” détiennent plus de puissance sexuelle, et que la perte des cheveux et la calvitie sont liées à une perte de semence. » La Une mise à nu La fierté retrouvée du chauve fertilité du cheveu qui pousse renverrait ici à la fécondité du sperme. Un homme chauve, ou en passe de le devenir, serait un homme infertile. C’est en tout cas ce que laissent entendre les philosophes antiques. En perdant ses cheveux bien malgré lui, l’homme perd aussi une partie de son pouvoir de contrôle, de sa volonté de maîtrise sur son propre corps. Car l’alopécique ne choisit pas quand il perd ses cheveux. Pour Aristophane, une peau lisse « plus polie que la coquille de Vénus » renvoie donc à une forme de féminité. Comme les menstruations qui coulent de l’utérus sans que l’on ne puisse les contrôler, les cheveux tombent quand ils veulent, et en dépit de la volonté. En perdant ses cheveux, l’individu quitte une forme de protection et d’enveloppe. La graduelle perte capillaire est un moment de mise à nu, qui laisse petit à petit place à la peau. Et pas n’importe laquelle : c’est celle du crâne parfois irrégulier, couvert de grains de beauté, d’inégalités dans le teint ou de marques de sécheresses. Cette chute est d’autant plus sensible que la perte des cheveux dévoile non seulement le haut de la tête mais dégage aussi le visage, qui cesse d’être encadré par la chevelure. Dans Les Mots (1963), Jean-Paul Sartre dira par exemple de son crâne « tondu » qu’il a dévoilé au grand jour « l’évidence de sa laideur ». La perte des cheveux signale en l’occurrence un moment de choc, de révélation. L’individu rend soudainement visible une nouvelle facette de lui-même. Ainsi, la perte des cheveux signe parfois la fin d’une forme d’innocence. Là où les cheveux en bataille évoquent un côté juvénile et une force vitale littéralement débordante, croissant tous azimuts, le crâne chauve possède une forme de gravité. Celui qui n’a plus de cheveu ne peut plus changer de coiffure au gré de ses fantaisies, en variant leur couleur et leur coupe au cours des périodes de la vie. La calvitie renvoie non seulement au passage du temps, mais aussi à l’entrée dans un style capillaire définitif. Quelque chose d’immuable se dégage du crâne glabre. C’est la raison pour laquelle l’absence de cheveux devient un critère distinctif très fort, un repère physique absolu par-delà le temps et les aléas de la vie, au point que, comme le rappelle Kyan Khojandi, certaines personnes finissent par confondre les chauves entre eux. L’humoriste relate ainsi recevoir régulièrement des photos de soi-disant sosies… qui ont pour seul point commun leur absence de cheveux. Le fait d’être chauve devient une caractéristique essentialisante, qui a tendance à réduire les individus à cet unique aspect physique. Il est alors bien compréhensible que la perte des cheveux puisse être vécue par certains comme un drame, une forme d’amputation. Dans son livre Le Messie du peuple chauve (2012), Augustin Guilbert-Billetdoux va jusqu’à voir les cheveux comme une partie du corps à part entière. Pour lui, « les cheveux sont à l’homme ce que les vibrisses sont au félin : des organes sensoriels ». En prolongeant le crâne, ils étendent les frontières sensibles du corps. Perdre ses cheveux reviendrait dans ce cas à se séparer d’une partie de soi. « Elle m’avait amputé d’une vingtaine de cheveux », témoigne l’écrivain à propos de la clinicienne du cheveu chargé de diagnostiquer l’avancée de sa calvitie. « Si elle avait su que la perte d’un seul, lorsqu’on est menacé, ébranle davantage que les images d’un tsunami, peut-être aurait-elle attaqué la touffe avec parcimonie », poursuit-il. Le développement progressif de la calvitie est en l’occurrence un profond drame intérieur. Si la chute capillaire est parfois si dramatique, c’est aussi parce que cette perte n’est pas immédiate. Elle s’inscrit dans la durée, avec des phases de chute et des périodes de stagnation qui laissent parfois place à un espoir de repousse. Celui qui est pris dans ce mouvement peut le vivre comme une longue maladie à soigner, jusqu’à devenir expert en la matière. « À vous de découvrir que votre taux de dystrophiques est anormalement élevé, signe d’une “alopécie androgénogénétique sévère” », décrit Guilbert-Billetdoux. Nous aurions donc rendu pathologique ce qui révèle simplement une certaine manière de prendre de l’âge selon notre héritage génétique et qui n’a d’autre conséquence que son propre symptôme : la perte des cheveux. Se raser le crâne est une manière abrupte de mettre fin à la perte, qui peut user certains à petit feu. Là où l’alopécie est un processus subi passivement, le rasage est une décision volontaire, qui permet de récupérer une forme de maîtrise. Être chauve peut en ce sens devenir un motif de fierté. Le philosophe grec Synésios de Cyrène, auteur d’un Éloge de la calvitie, en a fait un véritable critère esthétique. Selon lui, le chauve reflétant la lumière via son crâne, est semblable « à la lune et au soleil ». Littéralement beau comme un astre, il est également doté d’une sagesse supérieure. Son « front lisse » est le « domicile de l’intelligence ». De Socrate aux moines bouddhistes, l’absence de chevelure peut renvoyer à une forme de pureté spirituelle, de dénuement céleste, rapprochant le crâne imberbe des cieux. Contre ceux qui estiment que les chevelus sont les plus virils, Synésios de Cyrène considère enfin que l’absence de cheveux est une preuve de force et d’endurance : « Un crâne exposé aux rayons du soleil et à toutes les intempéries des saisons, se durcit […] il peut braver toutes les maladies. » Le chauve est donc plus « martial », et plus puissant que le chevelu – une idéologie qui transparaît aussi dans bon nombre de corps collectifs exaltant la force masculine et la virilité, qu’ils soient politiques, militants ou militaires… Cette idée d’une puissance spécifique des chauves a été actualisée. La testostérone transformée en dihydrotestostérone (DHT) étant à l’origine de ce phénomène, on a estimé que les hommes ayant une calvitie seraient plus virils que uploads/Litterature/ calvitie-que-perdent-les-hommes-lorsqu-x27-ils-perdent-leurs-cheveux-philosophie-magazine.pdf

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