13 Histoires de pouvoir Rendez-vous-avec la connaissance Je n’avais pas vu don

13 Histoires de pouvoir Rendez-vous-avec la connaissance Je n’avais pas vu don Juan depuis plusieurs mois. C'était l’automne 1971. J’avais la certitude de le trouver chez don Genaro, dans le Mexique central, et je fis les préparatifs nécessaires pour un voyage de six à sept jours de route, afin de lui rendre visite. Cependant, cédant à une impulsion, je m’arrêtai au bout de la deuxième journée à Sonora, là, où habitait don Juan, au milieu de l’après-midi. Je garai la voiture et je franchis à pied le peu de distance qui me séparait de la maison. A ma grande surprise, il était là. – Don Juan ! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, dis-je. Il éclata de rire ; il semblait ravi de ma surprise. Il était assis sur une caisse de lait vide, à côté de la porte d’entrée. Il avait l’air de m’attendre. Le calme avec lequel-il me salua reflétait un sentiment d'épanouisse- ment. Il ôta son chapeau et l’agita avec de grands gestes de façon comique. Puis il le remit et me fit un salut militaire. Il était adossé au mur, assis sur la caisse comme sur une selle. – Assieds-toi, assieds-toi, dit-il d’un ton jovial. Je suis content de te revoir. – J’allais faire toute la route jusqu’au Mexique central pour rien, dis-je. Et puis il m’aurait fallu 14 Histoires de pouvoir rentrer à Los Angeles. De vous avoir trouvé ici m'a épargné des journées et des journées de route. – De toute façon tu m’aurais retrouvé, répondit-il d'un ton mystérieux, mais disons que tu me dois ces six jours qu'il t'aurait fallu pour te rendre là-bas, des jours que tu devrais utiliser pour faire quelque chose de plus intéressant que d’appuyer sur l'accélérateur de ta voiture. Le sourire de don Juan avait quelque chose d’enga- geant. Sa cordialité était contagieuse. – Où est ton attirail pour écrire ? me demanda-t-il. Je lui racontai que je l'avais laissé dans la voiture ; il répondit que je paraissais bizarre sans cela, et me fit aller chercher mes affaires et les rapporter. – J’ai fini d’écrire un livre, dis-je. Il me jeta un regard si étrange que je sentis une brûlure dans le creux de l’estomac. C’était comme s’il me transperçait les entrailles avec un objet mou. Je crus que j'allais me trouver mal, mais alors il détourna la tête et je retrouvai mon premier senti- ment de bien-être. Je voulais parler de mon livre, mais il fit un geste pour indiquer qu'il préférait que je n’en dise rien. Il sourit. Il était d’humeur drôle et charmante et tout de suite il m'engagea dans une conversation banale sur des gens et des événements courants. A la fin je me débrouillai pour orienter la conversation vers mon centre d’intérêt. Je commençai par mentionner que j'avais revu mes premières notes et que j'avais compris que, dès le début de notre association, il m’avait donné une description détaillée du monde des sorciers. A la lumière de ce qu’il m’avait dit pendant cette période, j'avais commencé h mettre en question le rôle des plantes hallucinogènes. – Pourquoi m’avez-vous fait prendre ces plantes de pouvoir autant de fois ? 15 Histoires de pouvoir Il rit et marmonna très doucement : – C’est parce que tu es bouché. J'avais entendu du premier coup, mais je voulais en être sûr et je fis semblant de ne pas avoir compris. – Pardon ? demandai-je. – Tu sais ce que j’ai dit, répliqua-t-il, et il se leva. En passant à côté de moi il me donna un petit coup sur la tête. – Tu es plutôt lent, dit-il, et il n'y avait pas d’autre moyen de t'ébranler. – Donc rien de tout cela n’était absolument néces- saire ? demandai-je. – Ce l'était, dans ton cas. Il y a toutefois d’autres catégories de gens qui n’en ont pas besoin. Il était debout à côté de moi et scrutait du regard le sommet des buissons, sur le côté gauche de sa maison ; puis il se rassit et me parla d’Eligio, son autre apprenti. Il dit qu'Eligio n'avait pris de plantes psychotropiques qu’une seule fois depuis qu'il était devenu son apprenti, et que, pourtant, il était peut- être plus avancé que moi. – La sensibilité est une condition naturelle de certaines personnes, dit-il. Tu n'en as pas, mais moi non plus. En dernière instance, la sensibilité importe très peu. – Qu'est-ce qui a donc de l’importance ? demandai-je. Il semblait chercher la réponse appropriée. – Il importe qu'un guerrier soit impeccable, dit-il enfin, mais ce n'est qu’une manière de parler, de tergiverser. Tu as déjà accompli quelques tâches de sorcellerie et je crois qu’il est temps de mentionner la source de tout ce qui est important. Je dirai donc que ce qui importe pour un guerrier c'est de parvenir à la totalité de soi-même. 16 Histoires de pouvoir – Qu'est-ce que c'est que la totalité de soi-même, don Juan ? – J'ai dit que je n'y ferai qu’une allusion. Il y a encore dans ta vie beaucoup de choses pendantes que tu dois rassembler avant que nous puissions parler de totalité de soi-même. Ce disant, il mit fin à notre conversation. D'un geste des mains il m’indiqua qu’il voulait que je m'arrête de parler. Apparemment il y avait quelqu'un ou quelque chose tout près de là. Il pencha la tête vers la gauche, comme s'il écoutait. Je pouvais voir le blanc de ses yeux braqués sur les buissons, au-delà de la maison, sur sa gauche. Il écouta avec attention pendant quel- ques instants, puis il se leva, vint vers moi et me susurra à l’oreille que nous devions quitter la maison et faire une promenade. – Quelque chose qui ne va pas ? demandai-je, en chuchotant également. – Non, il ne se passe rien, ça va plutôt bien, dit-il. Il me conduisit dans le chaparral 1 désertique. Nous marchâmes pendant une demi-heure environ et nous arrivâmes à une surface circulaire, dégagée de végéta- tion, un cercle d’environ trente-cinq mètres de diamè- tre, dont le sol en terre battue rougeâtre était tassé et parfaitement lisse. Cependant rien n'indiquait qu'une quelconque machine eût nettoyé et aplani la surface. Don Juan s’assit au centre, face au sud-est. Il me montra du doigt un endroit situé à un peu plus d'un mètre, où il me demanda de m'asseoir en face de lui. – Qu’allons-nous faire ici ? demandai-je. – Nous avons ici un rendez-vous cette nuit, répondit-il. Il promena un regard rapide autour de lui, en se 1. Terme -utilisé en Amérique centrale pour désigner une zone d’arbustes bas et touffus. (N.d.T.) Rendez-vous avec la connaissance 17 retournant sur place, jusqu’à ce qu’il fût à nouveau face au sud-est. Ses mouvements m'avaient inquiété. Je lui deman- dai avec qui nous avions ce rendez-vous, – Avec la connaissance, dit-il. Disons que la connaissance est en train de rôder par ici. Il ne me laissa pas m’accrocher à cette réponse énigmatique. Rapidement il changea de sujet et sur un ton jovial il me recommanda d'être naturel, c’est-à- dire de prendre des notes et de bavarder comme nous l'aurions fait chez lui. Ce qui s’imposait à mon esprit avec le plus d’insis- tance à ce moment, c’était la sensation vive que j’avais ressentie six mois auparavant, lorsque j’avais « parlé » à un coyote. Cet événement avait signifié pour moi que pour la première fois j’avais été capable de visualiser ou d'appréhender avec mes sens et en toute lucidité la description du monde faite par le sorcier, description où la communication avec les animaux au moyen de la parole allait de soi. – Nous n’allons pas nous attarder sur des expé- riences de cette nature, dit don Juan en entendant ma question. Il n'est pas souhaitable pour toi de te complaire dans des événements passés. Il est permis de les aborder, mais seulement en guise de référence. – Et pourquoi donc, don Juan ? – Tu n’as pas encore assez de pouvoir personnel pour chercher l'explication des sorciers. – Alors il y a une explication des sorciers ! – Sans aucun doute. Les sorciers sont des hommes. Nous sommes des créatures de pensée. Nous cher- chons des éclaircissements. – J'avais l'impression que mon grand défaut était de chercher des explications. – Non. Ton défaut est de chercher des explications commodes, des explications qui s'adaptent à toi et à 18 Histoires de pouvoir ton monde. Ce que je te reproche c'est ta raison. Un sorcier explique aussi des choses de son monde, mais il n’est pas aussi rigide que toi. – Comment puis-je arriver à l’explication des sor- ciers ? – En accumulant du pouvoir personnel. Le pou- voir personnel te fera glisser très facilement dans l'explication des sorciers. Celle-ci n’est pourtant pas ce que tu entends par explication ; néanmoins c’est grâce à elle que le monde et ses mystères deviennent, sinon clairs, du moins moins terrifiants. Cela devrait être l'essence d’une explication, mais ce n’est pas ce que tu cherches. Tu cherches le uploads/Litterature/ carlos-castaneda-histoires-de-pouvoir.pdf

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