Martine Broda « A personne adressé » : Paul Celan lecteur de L ’ Interlocuteur
Martine Broda « A personne adressé » : Paul Celan lecteur de L ’ Interlocuteur Essai du jeune Mandelstam paru en 1913 dans la revue Apollon, le beau texte qu’on vient de lire, dans une traduction nouvelle due à Léon Robel, avait déjà été publié en français, dans une version de Jean Blot, devenue presque impossible à trouver. Parue d’abord dans L ’ Éphémère n° 4 (épuisé), reprise dans le petit Mandel stam de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers (pilonné), cette première traduction est également fort approximative. J’ai donc demandé à Léon Robel de retraduire De l’ interlocuteur qui, en plus de son intérêt propre, a également celui d’avoir inspiré tout un pan de la réflexion poétologique d’un autre très grand poète de ce siècle, Paul Celan, celui-là même qui fut l’initiateur de la première publica tion du texte en français. En conversation constante avec le russe, son aîné, qu’il désigne souvent, sans aucune équivoque, comme une des identifications fondatrices de sa propre écriture, Celan tentera lui aussi de dégager la dimension dialogique propre à la poésie, reposant la question : à qui le poème est-il adressé ? Mais sur certains points, sa lecture dépasse Mandelstam, le radicalise, c’est ce qu’il faudra bien marquer. De l'interlocuteur a suscité la thèse du poème-dialogue, qui revient comme un leitmotiv dans les proses poétologiques de Celan, ainsi que l’image où elle se résume, banale mais trop saisissante pour être usée, celle de la bouteille jetée à la mer, qui fait retour dans le Discours de Brême. Mais j’insisterai aussi sur quel que chose de moins évident, et dans les limites de cet article, plus difficile à expo ser. Le mot-clef « personne », autour duquel Celan construit le grand livre de poèmes de 1963 dédié « à la mémoire d’Ossip Mandelstam », Die Niemandsrose, ne l’a-t-il pas trouvé aussi dans De l'interlocuteur? Ce mot, assez énigmatiquement, est toujours travaillé dans un rapport avec l’énonciation, et superposé, malgré tous les problèmes que cela pose, au « tu » du couple dialogique. La question que pose, dès son titre, la Niemandsrose, de qui le poème est-il la rose ?, est entre autres celle de l’interlocuteur. Ici je n’efface pas une « felix culpa », puisqu’elle m’a mise sur la voie. N’ayant eu, dans un premier temps, connaissance que de la traduction Blot, puisque je ne sais pas le russe, une phrase concernant Balmont avait attiré mon attention. « Per sonne, dit-il, et c’est ce “ personne ” qui est l’interlocuteur secret. » J’y voyais comme le noyau générateur de la Rose, l’exergue caché du poème celanien. Mais ici le traducteur se trompe, puisque Mandelstam écrit « niekto », une certaine per sonne. 13 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. Jamais perceptible dans la traduction Blot, pas assez littérale, une opposition tra vaille De l’ interlocuteur dans sa langue d’origine, de part en part. Celan y a sans doute été sensible, qui lisait, lui, le russe à la lettre. C’est celle de nikto et de niekto. Nikto, indéterminé, est l’équivalent exact de « personne » ou de « niemand ». Niekto, indéterminé-déterminé, qu’on pourrait traduire par « une personne » ou « une certaine personne » est très proche du « quidam » latin (quelqu’un que je pourrais mais ne veux nommer). Mandelstam lie ces deux mots, presque homo phones, à sa réflexion sur l’interlocuteur. Je rappelle les principales articulations de son raisonnement : le poète a l’air de ne s’adresser à personne (nikto). C’est que, contrairement au littérateur, il ne s’adresse pas à une certaine personne (niekto), son contemporain, son voisin, l’ami-dans-la-génération, ou même le contemporain de l’avenir. Il fait un pari sur l’inconnu, en visant un indéterminé lointain : le lecteur dans la postérité. Cet interlocuteur secret existe cependant. C’est le poème qui l’élit, le crée, puisque celui qui ramasse la bouteille jetée à la mer sait qu’elle lui était per sonnellement destinée. En retour, c’est l’existence de l’interlocuteur qui est le garant de la légitimité, du bon droit du poème. Paul Celan suit Mandelstam quand celui-ci postule l’existence de l’interlocuteur, c’est-à-dire la structure d’adresse du poème, dialogique par essence, du moment qu’il parle. Il le suit quand celui-ci pose que l’interlocuteur ne peut être un déter miné. Son coup de force ou d’audace est la conclusion qu’il en tire. Si le poème, adressé, ce qui pour lui veut dire aussi dirigé, destiné, ne vise pas pour autant « une certaine personne », alors la place de l’interlocuteur est une place vide que vient désigner ce mot : personne. Car Paul Celan, avec ce sens du paradoxe fécond qu’on lui connaît, va jusqu’à dire que le destinataire du poème est Personne, ce que n’ose pas encore penser Mandelstam. Mais dans quel sens ? Là-dessus il faudra bien s’entendre. Il ne peut s’agir en tout cas d’une négation de l’interlocuteur, puisque sa poésie toute entière est orientée par une quête du « Toi » : un « Toi » énigmatique, pluriel, fraternellement proche et respectueusement loin, au référent flottant, indé terminé. D’une certaine façon, l’opposition nikto/niekto qui travaillait l’essai de Mandelstam se réfléchit chez Celan en se déplaçant. Dans le livre La Rose de per sonne, où il fait passer, comme on le verra, « personne » du négatif au positif. On peut dire qu’un tel mouvement de positivation de nikto, personne devenant quelqu’un, s’amorçait déjà chez Mandelstam, et que Celan ne fait qu’opérer de son texte une lecture radicale. En effet, chez Mandelstam, c’est l’élection par le poème qui détermine cet interlocuteur d’abord hypothétique et indéterminé. Un « lecteur inconnu mais défini », ouvrant la bouteille ou rencontrant le poème, avec joie et épouvante, se sent « interpelé par son nom ». Il faut bien voir dans quelle tradition Celan s’inscrit, mais veut rompre, avec laquelle sa lecture de Mandelstam l’aide à rompre. Parce qu’ils ont en commun ce souci, qui est d’ordre éthique, et peut-être avant tout juif, de préserver la place de l’autre. La polémique que Mandelstam dans De l’ interlocuteur engage avec le sym boliste Balmont, à qui il reproche de résorber toute altérité dans le moi, n’est pas sans évoquer une des raisons qui amènent Celan à se démarquer de l’esthétique lyrique-romantique. Dans la mouvance du romantisme, qui domine durablement la tradition poétique allemande, le poème est monologue, selon le mot posé par Nova- lis, chez qui l’œuvre est un système clos sur lui-même, corrélât de l’infinité du sujet. Plus près de l’époque où Celan écrivait, il y a le « langage stellaire » de Rilke, ou encore Gottfried Benn qui réaffirme, presque avec hargne, le « caractère incontesta blement monologique » du lyrisme. D’où cette proclamation, dont le souvenir perce dans une allusion polémique du Méridien : « le poème moderne, c’est le poème absolu, le poème sans foi, sans espérance, le poème à personne adressé, le poème fait de mots que vous montez pour qu’ils fascinent1 ». 14 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. De cette adresse paradoxale du poème à personne, comment faire, contrairement à Benn, chez qui elle n’est qu’une non-adresse, un acte de foi et d’espérance, qui inclut, comme son risque, sa part de désespoir ? Il faut revenir aux textes, et au tra vail extrêmement subtil que Celan effectue autour du mot « personne ». Avant d’aborder les poèmes de la Rose, un détour par un texte antérieur de quelques années peut être éclairant. C’est dans L ’ Entretien dans la Montagne, le poème en prose-apologue de 1959, que le mot « personne » fait sa première apparition2 . Tout ce texte tourne autour de la question de l’énonciation, puisqu’il oppose, à l’aide de deux verbes, reden et sprechen, deux langues, ou plutôt deux utilisations de la langue. Il y a celle qui per met le dialogue, ce jeu du « je » et du « tu », et celle qui ne le permet pas. La pre mière est celle où peuvent se rencontrer, échanger, les deux cousins juifs bavards qui représentent « toi » et « moi ». Dans cette langue, où parler se dit reden, on a reconnu le discours des linguistes3 . De l’autre, où parler c’est sprechen, le Juif est depuis toujours exclu. C’est celle de la Nature ou de l’Être, du Neutre : « une lan gue, de toujours, sans Je et sans Toi, rien que Lui, rien que Ça, comprends-tu, Elle simplement, et c’est tout ». C’est de ce côté de la langue, celui de l’impersonnel, que le mot « personne » apparaît, personne et Personne, déjà comme dans la Rose. Ce qui invite à comprendre qu’il est identique à ce que Benveniste nomme la non-per sonne4 : « qui parle (spricht), cousin, ne converse (redet) avec personne, il uploads/Litterature/ celan-mandelstam-interlocutor.pdf
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- Publié le Jui 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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