8 POLI – POLITIQUE DE L'IMAGE — MAXIME CERVULLE ET FRANCK FREITAS — — TECHNO-RA
8 POLI – POLITIQUE DE L'IMAGE — MAXIME CERVULLE ET FRANCK FREITAS — — TECHNO-RACISMES : DE LA (RE)PRODUCTION TECHNIQUE DE LA « RACE » — ÉDITORIAL TECHNO-RACISMES POLI 10 9 Qu’ils soient rendus invisibles par les méca- nismes de ségrégation urbaine ou qualifiés de « minorités visibles » par les institutions publiques chargées de la régulation des médias, les groupes sociaux les plus vulné- rables au racisme semblent pris au piège de la dialectique du visible et de l’invisible. Appré- hendée ainsi, la catégorie de « race » elle-même peut être conçue comme une « image persis- tante » 1, une trace sédimentée des cultures coloniales qui aurait perduré en imprégnant les nombreuses médiations sociales et tech- niques qui se superposent au regard 2. L’en- chevêtrement des régimes de visibilité et du racisme se manifeste à divers niveaux : dans les modes de production de l’information et de mise en récit du monde social, dans la dis- tribution différenciée des espaces et temps sociaux, voire dans les techniques mêmes de production du champ visuel et perceptif, qui sont issues d’une histoire racialement mar- quée 3. C’est ce dernier aspect que ce dixième numéro de la revue POLI souhaite appréhen- der : penser la recomposition permanente du visible et de l’invisible à partir de la question de la production et reproduction technique de la « race ». Le numéro propose ainsi d’inter- roger les formes d’intensification du racisme qu’activent les usages des technologies. Les usages et contextes d’usage les plus ordinaires fournissent nombre d’exemples de l’interpénétration entre « race » et techno- logie. Si le sens commun pare la technologie d’une aura de neutralité, sa conception et ses usages se trouvent toutefois configurés par les différents aspects de la conflictualité sociale. Enseignant vacataire dans une université française, l’un d’entre nous en a fait l’expé- rience dans un contexte professionnel, alors qu’il soumettait au service de la reprographie une demande de reproduction, pour une cen- WDLQH GÚ«WXGLDQWáHáV GÚXQ WH[WH GH .REHQD Mercer 4 proposant une analyse critique de nus d’hommes noirs du photographe Robert Mapplethorpe 5. « Il y a trop de noirs ! ». Telle fut la réponse de la responsable du service. La demande de photocopie fut refusée, mais de quel « noir » s’agissait-il en fait ? Du noir de l’encre ou du Noir saisi par Mapplethorpe, dont plusieurs photographies figuraient dans le texte ? Au-delà de sa maladresse, la réaction ÉDITORIAL 1. P. Gilroy, « Scales and Eyes : ‘‘Race’’ Making Difference », in S. Golding (dir.), The Eight Technologies of Otherness, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 190-196. 2. W . J. T. Mitchell, Seeing Through Race, Cambridge, Harvard University Press, 2012. 3. Pour une analyse des dimensions visuelles et perceptives de l’esclavage, voir par exemple N. Mirzoeff, « The Right to Look », Critical Inquiry, vol. 37, n°3, 2011, p. 473-496. 10 POLI – POLITIQUE DE L'IMAGE ÉDITORIAL de la responsable du service illustrait combien les contraintes techniques participent de la définition (raciale) du champ de visibilité. Le malentendu, dans cette situation, ne saurait cependant être dissipé par une quelconque naturalisation de la technique ; la mésentente issue de ce refus demande au contraire à ce que soit interrogée l’évidence de la technique, dans ce cas les impensés de la xérographie comme mode de reprographie. Si la « race » semble ici hors de vue, elle n’en est pas moins une présence spectrale qui hante l’artefact et son usage. La « race » serait-elle donc le funeste fantôme dans la machine ? DÉFINIR LES TECHNO-RACISMES Nous proposons de nommer « techno-racismes » les présupposés raciaux qui se trouvent inscrits dans les objets, appareils et dispositifs tech- niques, ainsi que dans leurs usages ; présuppo- sés qui 1) privilégient de manière active, bien qu’implicite, les utilisateurs blancs ; 2) renfor- cent et légitiment l’exclusion ou l’exploitation de groupes minorisés ; 3) reproduisent et maté- rialisent l’idée de « race » ; 4) sont le support de normes raciales. Parler de « techno-racismes » ne revient pas à dire qu’il existerait des for- mations sociales racistes ne se matérialisant pas dans des objets et procédures techniques. Il s’agit plutôt de souligner combien les arte- facts, les innovations technoscientifiques ou encore les moyens de communication portent nécessairement en eux la trace de la hiérarchie raciale qui structure les sociétés dont ils sont le produit. Si Marshall McLuhan considérait par exemple le médium comme une extension du corps humain, qu’en est-il de celles et ceux qui ont été historiquement exclus de la défini- tion dominante de l’humain ? 6 Au-delà d’imagi- ner un utilisateur idéal exclusif – marqué par la « race », le genre et la classe bien qu’il soit pré- senté sous les atours de l’universalisme – les technologies ont aussi directement pris part aux entreprises diverses de déshumanisation. Les populations colonisées, les peuples rendus à l’état de marchandise par la traite transatlan- tique, les groupes marginalisés voire extermi- nés en fonction d’un critère racial, n’ont-ils pas .0HUFHUm /LUHOHI«WLFKLVPHUDFLDO les photographies de Robert Mapple- thorpe », trad. de M. Cervulle, in F. Voros (dir.), Cultures pornographiques. Anthologie des Porn Studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2015, à paraître. La demande de photocopie concernait le texte original paru dans Welcome to the Jungle. New Positions in Black Cultural Studies, Londres et New York, Routledge, 1994, p. 171-219. 5. Voir R. Mapplethorpe, The Black Book, Munich, Schirmer/Mosel, 1986. 6. M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1977 (1964). 7. E. Black, IBM et l’Holocauste. L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinatio- nale américaine, trad. de O. Demange, Paris, Robert Laffont, 2001. 8. V . Green, Race on the Line. Gender, Labor & Technology in the Bell System, 1880-1980, Durham, Duke University Press, 2001. — La ‘‘race’’ serait-elle le funeste fantôme dans la machine ? — TECHNO-RACISMES POLI 10 11 ÉDITORIAL été marqués par la technologie ? Ainsi, comme le souligne l’ouvrage d’Edwin Black, IBM et l’Holocauste 7, les machines à cartes perfo- rées ont joué un rôle déterminant au sein de l’organisation du Troisième Reich, en facilitant notamment le recensement et l’extermination des populations juives et tsiganes. La rationali- sation par la technique est aussi cruciale pour la répartition des activités et des tâches et, dans l’économie capitaliste, elle ne saurait être dissociée de la question de la division raciale (et sexuée) du travail. C’est par exemple ce que montre l’étude de Venus Green qui porte sur les effets des réorganisations techniques du travail sur les opératrices blanches et non-blanches au sein de l’entreprise Bell 8. Un tel question- nement invite à penser combien la naturalisa- tion de la distribution inégale des outils et des compétences techniques peut être le corollaire de l’instrumentalisation de certains groupes 9, c’est-à-dire de leur mise à disposition en tant qu’outils pour l’appareil de production. On peut en outre considérer comme un discours techno-raciste un type d’écriture de l’histoire des sciences et des techniques qui occulte la contribution des groupes minorisés. Michael C. Christopher, qui évoque la relégation généralisée des inventeurs noirs dans les États- Unis des 19ème et 20ème siècles, donne ainsi l’exemple de Granville T. Woods, que l’histoire a placé dans l’ombre de Thomas Edison 10. Cet inventeur noir né en 1856 a pourtant joué un rôle considérable dans l’innovation électrique et électromécanique de son époque. Il a notam- ment inventé un système de télégraphe à induc- tion qu’Edison tentera de s’approprier en en revendiquant la paternité devant les tribunaux, avant de finalement l’acheter à Woods une fois les deux procès intentés perdus. L’autre face de ce discours techno-raciste consiste à ignorer les pratiques et usages spécifiques des tech- niques que développent les groupes et individus marqués par l’expérience du racisme. C’est en particulier l’un des principes méthodologiques qui guide la perspective de recherche d’Alondra Nelson que de partir de l’expérience concrète de ces utilisateurs et utilisatrices. Pour Nel- son, la réduction de la technologie à une simple actualisation de la domination tend à éclipser la diversité des modes de réappropriation des techniques par les minorités, ainsi que les pra- tiques de « braconnage » liées à l’inscription de la technique dans la vie quotidienne 11. Enfin, un troisième niveau de définition du techno-racisme pourrait considérer le renou- vellement, dans les pratiques et discours scien- tifiques, des formes d’inscription de la « race » dans le corps. Paul Gilroy et Simone Browne s’accordent ainsi sur l’idée que le racialisme 12 9. P. Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, vol. 19, n°3-4, 1979, p. 5-61. 10. M. C. Christopher, « Granville T. Woods. The plight of a black inventor », Journal of Black Studies, vol. 11, n°3, 1981, p. 269-276. 11. A. Nelson, Technicolor. Race, Techno- logy, and Everyday Life, New York, New York University Press, 2001. 12. Pour A. Appiah, le racialisme désigne la croyance en la divisibilité de l’espèce humaine « en différentes catégories raciales, au sens où tous les membres d’une catégorie donnée auraient en commun des traits ou comportements qui les uploads/Litterature/ cervulle-et-freitas-techno-racismes.pdf
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- Publié le Oct 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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