CANONISATION LITTÉRAIRE ET REMISE EN ORDRE POLITIQUE ET SOCIALE ENTRE RÉVOLUTIO

CANONISATION LITTÉRAIRE ET REMISE EN ORDRE POLITIQUE ET SOCIALE ENTRE RÉVOLUTION ET EMPIRE Jean-Luc Chappey Presses Universitaires de France | Revue d'histoire littéraire de la France 2014/1 - Vol. 114 pages 13 à 29 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2014-1-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Chappey Jean-Luc, « Canonisation littéraire et remise en ordre politique et sociale entre Révolution et Empire », Revue d'histoire littéraire de la France, 2014/1 Vol. 114, p. 13-29. DOI : 10.3917/rhlf.141.0013 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France RHLF, 2014, n° 1, pp. 13-29 canonisation littéraire et remise en ordre politique et sociale entre révolution et empire Jean-Luc Chappey* Le processus de canonisation de certains auteurs et productions ou, à l’in- verse, les formes de stigmatisation, voire d’oubli, dont d’autres (le plus grand nombre ?) ont fait l’objet, s’inscrivent dans les dynamiques des luttes poli- tiques et sociales qui rythment la période. Penser le processus de canonisation littéraire qui caractérise le tournant entre les xviiie et xixe siècle, c’est donc mettre au jour les liens indissociables entre les transformations du champ poli- tique et les mutations de l’espace intellectuel. En dépit des profonds renouvel- lements dont elle fait l’objet depuis plusieurs années, la période révolution- naire reste entachée d’une mauvaise réputation dans le domaine littéraire, comme en témoigne encore le trop peu d’égard porté aux productions et aux auteurs de l’époque. À l’exception d’un corpus réduit, la Révolution française semble constituer une parenthèse caractérisée par la médiocrité des auteurs et des œuvres. Il n’est pas question ici de rappeler combien ce jugement peut être contesté, mais de s’interroger sur les étapes, les modalités et les enjeux de l’émergence de ce système de représentations négatives qui, construit et imposé au temps de la Révolution par les acteurs eux-mêmes, perdure encore aujourd’hui. Pour comprendre les raisons de la prégnance d’un tel schéma interprétatif, il convient d’insister sur les relations entre les dynamiques qui traversent le monde des Lettres et les logiques politiques et sociales à l’œuvre. Dans un contexte plus précis encore, celui des années 1794-1810, il semble pertinent de mettre en relation les différentes étapes d’une canonisation litté- raire progressive et les efforts menés par 1 les différents régimes qui se * Université Panthéon-Sorbonne. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France revue d’histoire littéraire de la france 14 succèdent pour, selon le mot d’ordre, « terminer la Révolution ». Il s’agit ainsi de comprendre comment s’établissent les rapports entre les modalités de norma- lisation institutionnelle et esthétique qui caractérisent les évolutions du monde des Lettres et les procédures de mise en ordre (politique, sociale et culturelle) qui caractérisent particulièrement certains « moments » de la Révolution française. La question des instances, des modalités et des enjeux de la canonisation litté- raire doit ainsi être inscrite au cœur de l’analyse. La condamnation ou l’oubli des productions littéraires et des auteurs de la Révolution est l’envers d’un processus de canonisation qui participe à l’invention du xixe siècle. ORDRES/DÉSORDRES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES EN RÉVOLUTION (1789-1794) Dès 1790, le publiciste et polémiste Antoine de Rivarol est un des pre- miers à mettre au jour, dans son Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution, les relations qui existeraient entre les dynamiques politiques et littéraires. Dans une perspective clairement contre-révolutionnaire, les dis- fonctionnements politiques et les désordres sociaux devraient, selon lui, être en partie rapportés à la prise de pouvoir de « pygmées littéraires », petits auteurs frustrés, auxquels la Révolution offrirait les moyens de prendre leur revanche sur l’ordre politique et académique de l’Ancien Régime. Selon Rivarol, les petits littérateurs devenus les « chefs de l’Assemblée » ont détruit le style et la langue en se ralliant à la cause du peuple1. La relation établie entre les désordres politiques et les dysfonctionnements du monde des Lettres n’est pas nouvelle, mais puise ses origines dans une histoire déjà ancienne à laquelle le combat mené par les adversaires des Lumières autour des années 1760-1780 a donné une nouvelle actualité : pour ces derniers, la « crise » politique à laquelle la Monarchie est confrontée, serait fondée sur un désordre des réputations caractérisé par une invasion de petits auteurs illégitimes et par la décadence des productions littéraires, autant d’éléments dont les membres de la « secte philosophique » sont rendus responsables. Pour les adversaires des Lumières, tel Charles Palissot de Montenoy (1730-1814) dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature publiés en 17712, les nouvelles opportunités offertes par l’expansion du marché du livre et des périodiques ou par l’essor des cadres de sociabilité, constituent de véritables * Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Institut d’histoire moderne et contemporaine – Institut d’Histoire de la Révolution française. 1. V oir Robert Darnton, Gens de lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob/Seuil, 1993, pp. 147 et suiv. 2. Charles Palissot de Montenoy, Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature depuis François 1er jusqu’à nos jours, [Genève], Paris, chez Moutard, [1771], 1775 [rééditions : 1777, 1778, 1788, 1803, 1809]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France canonisation littéraire et remise en ordre politique et sociale 15 dangers tant intellectuels que politiques. S’en prenant violemment aux répu- tations usurpées au sein du monde littéraire, ils dénoncent l’affaiblissement, voire la disparition, de l’instance royale et académique, seule instance, selon eux, à pouvoir distribuer les honneurs et ordonner les réputations littéraires. Dès 1789, ces attaques vont alimenter le combat mené par les adver- saires de la Révolution qui peuvent ainsi s’attaquer à la légitimité des députés présentés comme des « revanchards » inspirés par le charabia phi- losophique. Paradoxalement, ces critiques sont également reprises par cer- tains patriotes, députés et hommes de Lettres, inquiets du rôle de plus en plus important joué par les journalistes et porte-parole populaires accusés d’alimenter les passions et d’exacerber les désordres. Dès 1790, les membres de la Société nationale des Neuf Sœurs établissent ainsi une dis- tinction entre, d’un côté, les hommes de lettres raisonnables susceptibles d’être considérés comme légitimes et utiles, et de l’autre, ceux qui, publicistes au style enflammé, ne sauraient revendiquer ce statut3. C’est encore contre les « mauvais » auteurs que se lève l’abbé Raynal dans l’adresse qu’il lit en mai 1791 devant l’Assemblée nationale : il y dénonce « l’anarchie », c’est-à- dire l’intrusion dans la « République des lettres » des plumitifs plébéiens, ces nouveaux acteurs qui prétendent, en s’appuyant particulièrement sur la presse, au statut d’écrivain4. Ces prises de position renvoient à une question majeure qui traverse toute la Révolution : la proclamation des « libertés » marquée par la suppression des diverses contraintes qui pèsent sur le monde de la Librairie et de l’Imprimerie d’Ancien Régime, les nouvelles opportu- nités de publication et les transformations du statut d’auteur qu’elles pro- voquent suscitent des questions qui sont l’objet de luttes autant littéraires que politiques. Les excès et les violences sont en effet souvent rapportés aux déréglementations et aux effets négatifs de ces libertés, justifiant aux yeux de certains acteurs, à différents moments de la période révolutionnaire, la nécessité de rétablir des contraintes sur le monde des Lettres et de la Librairie. À chaque fois, c’est bien la question de l’instance de légitimation des « auteurs » et des productions qui est posée, question rendue d’autant plus aiguë après la suppression des académies en août 1793. 3. Jean-Luc Chappey, « La Société Nationale des Neuf Sœurs (1790-1793). Héritages et innova- tions d’une sociabilité littéraire et politique », dans Philippe Bourdin & Jean-Luc Chappey (dir.), Réseaux et sociabilités littéraires en Révolution, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007, pp. 51-86. Dans la perspective de se présenter comme une nouvelle instance de légitimation au sein du monde des Lettres et de lutter contre les effets négatifs de la déréglemen- tation du marché du Livre, la Société est transformée en maison d’édition fondée uploads/Litterature/ chappey-jean-luc-canonisation-litteraire-et-remise-en-ordre-politique-et-sociale-entre-revolution-et-empire 1 .pdf

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