Ebisu Du corps mort vers la vie : le butō selon Hijikata Christine Greiner, Aug

Ebisu Du corps mort vers la vie : le butō selon Hijikata Christine Greiner, Augustin Berque, Britta Boutry-Stadelmann, Nathalie Frogneux, Suzuki Sadami Citer ce document / Cite this document : Greiner Christine, Berque Augustin, Boutry-Stadelmann Britta, Frogneux Nathalie, Sadami Suzuki. Du corps mort vers la vie : le butō selon Hijikata. In: Ebisu, n°40-41, 2008. Actes du colloque de Cerisy. "Être vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l'existence humaine" pp. 143-152. doi : 10.3406/ebisu.2008.1528 http://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2008_num_40_1_1528 Document généré le 26/09/2015 Ebisu n° 40-41, Automne 2008 - Été 2009 LJlJ CORPS MORT VERS LA VIE Le butô selon Hijikata Christine GREINER Université catholique de Sào Paulo La danse butô M$& est née dans l' underground de Tokyo en 1959 avec le spectacle Kinjiki Sfe (Couleurs interdites) de Hijikata Tatsumi zh^fH. La naissance et la nature du butô tiennent essentiellement à la personne de Hijikata Tatsumi qui a disparu à l'âge de cinquante-huit ans en 1986. Il n'a pas modelé ses disciples à son image, mais a juste essayé de créer une méthodologie butô (le butô-fu M$&ffî) dans les années 1970. À cette époque, il avait arrêté de danser pour se dédier à l'enseignement et à la chorégraphie. Hijikata n'employait pas le mot butô, mais buyô MM (danse en général) jusqu'aux années I960. Le terme ankoku butô Bg#lfiS§ apparaît pour la première fois en 1962, sur le tract publicitaire du spectacle Reda Santai V ^£i (Trois états de Leda). Ensuite on l'a revu sur les affiches d'Anma fok/iî. (Le Masseur) et de Bara iro dansu ^vfe^yx (Danse couleur rose) mais on ne reverra le mot butô qu'en juillet 1966, sur le programme du spectacle Tomato Y ~? h . Cela n'est pas un hasard. L'année 1 966 fut celle qui suivit le retour de Hijikata dans la région du Tôhoku à l'initiative du photographe Hosoe Eikô ftflilll^. Suite au voyage dans sa ville natale, Hijikata a commencé à travailler des références à la culture japonaise d'une manière plus explicite, mais pas du tout simpliste. C'est à ce moment qu'il a nommé le corps qui danse le butô « corps mort » ou « un cadavre qui danse ». Hijikata cherchait son inspiration partout. Il a observé une poule sans tête qui continue à courir acéphale pendant quelques secondes, pour bien comprendre la possibilité du mouvement dans un corps sans cerveau. Il a étudié les caractéristiques propres au corps japonais (tronc long, jambes courtes et torses), la peinture occidentale (Bosch, Klimt, Wolz, Picasso, 144 Christine GREINER Bacon, Fautrier, etc.), la danse de Vatslav Nijinsky, aussi bien que les traditions de la scène japonaise. Pour réfléchir et expérimenter le corps mort qui danse, Hijikata s'est aussi inspiré des cérémonies d'Héliogabale revues par Antonin Artaud ainsi que des écrivains maudits de la littérature française tels que Jean Genet, Lautréaumont et le Marquis de Sade1. Parmi toutes ses recherches, il commence à construire un corps qui ne cherche pas à s'étendre vers l'extérieur, mais vit intensément ce qui le divise entre l'intérieur et l'extérieur. Pour développer son projet, Hijikata a créé une science de la métaphore sur les parties du corps, qui commence par l'expérience proprioceptive pour danser la frontière du dedans et du dehors du corps et la vivre pour réinventer le corps. La peau, pour Hijikata, devient la conscience primaire de sa spatialité. Patrick de Vos2 a tracé une sorte d'histoire de la peau chez Hijikata. Dès la première époque, elle était mise en évidence par la couleur noire, jusqu'à la fin des années soixante quand Hijikata était très impressionné par le jazz qui fut introduit au Japon pendant l'ère Taishô (1912-1926), et devint plus important après la guerre, avec le rock'n'roll et le tap dance. La danseuse noire américaine Katherine Dunham est passée à Tokyo en octobre 1957 et Hijikata fut très impressionné. D'après Kuniyoshi3 : « elle dansait sur des rythmes puissants, avec une sorte d'énergie primitive qu'on eût dit ressurgie d'un long sommeil dans les plis de la civilisation, et en cela, elle a vivement impressionné Hijikata ». La couleur blanche vint après et devint un signe aujourd'hui très stéréotypé du butô. Hijikata a essayé le plâtre blanc parce que, appliqué sur le corps, il provoque des sensations cutanées douloureuses, parfois des convulsions. La peau qui ne respire pas a inspiré de nouveaux mouvements. Ce n'est pas comme au théâtre kabuki où la couleur blanche neutralise le corps pour déclencher une métamorphose qui démarre au plus profond du corps. C'était une zone d'obscurité, une nouvelle prise de conscience spécifique au langage corporel dont la raison ne saurait rendre compte, et le temps de l'ombre serait comme le négatif des clartés de la logique - cela fut exploré dans la chorégraphie Antai Haf£ (Corps obscur), en juillet 1960. Les cahiers de création de Hijikata sont à l'université Keiô (Keiô gijuku daigaku US! ), à Tokyo. 2 Voir Patrick De Vos, « Le temps et le corps : dedans/dehors. Sur la pensée du butô chez Hijikata Tatsumi », dans Jacques Neefs, Le Temps des Œuvres, Mémoire et préfiguration, Paris, Presses universitaires de Vincennes, coll. Culture et société, 2001, p. 109-110. 1 Kuniyoshi Kazuko IScïftl1? , « Repenser la danse des ténèbres. Retour sur les années soixante », dans Odette Aslan et Béatrice Picon- Vallin, Butô(s), Paris, CNRS, 2002, p. 112. Du corps mort vers la vie 1 45 Même le titre de l'essai photographique que Hosoe Eikô a fait de Hijikata, Kama itachi HIÉ, traduit par le « faucillon de la belette », désigne une affection cutanée, une lésion soudaine de l'épiderme sous l'effet d'une turbulence d'air froid, comme cela arrive au Tôhoku. En 1972, dans la chorégraphie très importante Hôsôtan ^MM (Histoire de la petite vérole), Hijikata fait mention d'une maladie de la peau. Et le nom de son studio dans le quartier de Meguro : l'Asbestos Studio (Asubesuto-kan T 7.^7. h ES) était, lui-même, « la maison d'amiante ». La maison comme figure du corps et de son enveloppe comme « corps isolant ». Ainsi, les métaphores de la peau changeaient tout le temps, signifiant une peau tantôt isolante, tantôt poreuse. Dans ses œuvres4, Hijikata parle spécifiquement de la peau : II y a un jeu de papier qu'on appelle denguri TA/ C 0 . Si l'on peut décrire le corps, par exemple, comme ces fleurs qu'enveloppent les pétales que l'on développe dans ce jeu, ou comme quelque chose qui est enveloppé mais qui est aussi ce qui enveloppe, c'est que la maladie a déjà fait son nid à l'intérieur. Ainsi ces pétales de fleurs, on peut les voir comme une peau transitoire et leur mouvement tiendra alors sa qualité moins de son impact visuel, que d'une sensation épidermique. Il ne s'agit pas de se mouvoir de soi-même, mais plutôt d'exister comme du vivant qui relèverait de cet état. Car c'est seulement dans la continuité de ce retournement, par lequel les viscères se font peau et la peau viscères, que la reviviscence des souvenirs pourra préserver avec la plus grande clarté leurs figures originelles. Cet état, je le nomme corps malade. [Traduction de Patrick de Vos.] Maintenant, après cette petite introduction, il faut remarquer que nombreuses sont les questions qu'on peut discuter, mais je propose dans cet article une approche bien spécifique. Je propose que ces métaphores de la peau soient la médiance d'un corps en crise qui s'organise comme un corps mort vers la vie. Pour bien comprendre cette hypothèse, il faut penser le corps comme un système complexe avec plusieurs niveaux de description. Pour commencer la discussion, Hijikata a proposé que chaque fois que quelqu'un va créer un modèle de mouvement, il démonte un réseau d'informations et, nécessairement, commence un nouveau processus. On ne peut pas dire que les catégories n'existent pas dans son œuvre ni dans le corps mort. Ce qui est clair c'est qu'elles ne sont pas données a priori. Elles s'organisent comme un réseau d'informations qui se recompose à chaque instant suivant un processus complexe entre corps et milieu ou entre le corps et les 4 Hijikata Tatsumi zenshù ±^jH:èlt (Œuvres complètes de Hijikata Tatsumi), Kawade shobô shinsha MtH#S#ftt, 2005, vol. 1, p. 245. 146 Christine GREINER métaphores du corps. C'est la vie qui s'accompagne d'une tonalité étrangement intense, violente, fragile, puisqu'elle a un rapport singulier avec la chair. La médiance, c'est le concept utilisé par Augustin Berque5 pour tra- duhe fûdosei ®±tt. Watsuji Tetsurô fa3±trSP ( 1 889- 1 960) a dé&nifèdosei comme « le moment structurel de l'existence humaine ». Berque explique que médiance dérive du latin medietas qui signifie « moitié ». L'être humain est constitué de deux moitiés, l'une qui est son corps animal (individuel), l'autre qui est son corps médial (collectif)- Alors, pour Hijikata, la peau était la membrane métaphorique incarnée qui fait la liaison entre le milieu {judo Mi) et le corps (sujet). Cette liaison est en même temps matérielle et immatérielle, concrète et symbolique. Berque explique que ce va-et- vient entre corps et monde est la trajection. De ce fait, notre milieu n'est ni proprement objectif, ni subjectif, il uploads/Litterature/ christine-greiner-buto 1 .pdf

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