TAP électronique Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 3, 2008, p. 363-387

TAP électronique Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 3, 2008, p. 363-387. DOI : 10.1007/s11873-008-0045-4 GUY D’AREZZO ET « NOTRE NOTATION MUSICALE MODERNE » La transmission écrite du chant dans le haut Moyen Âge Marie-Noël COLETTE* RÉSUMÉ : Max Weber a, dans sa Sociologie de la musique, souligné l’importance de l’invention de la notation sur lignes par Guy d’Arezzo (c. 990-1035). Cet article retrace les débuts de la notation musicale. Si Guy d’Arezzo propose un système de lignes pour que chaque note ait toujours la même place, il met encore sur ces lignes les neumes inventés avant lui. Les premiers notateurs avaient cherché à noter avec préci- sion les nuances rythmiques et ornementales des mélodies ; mais ces subtiles indica- tions disparurent peu à peu de la notation, traduisant un infléchissement de la tradition, qui contribua à orienter la musique occidentale vers des voies que ne connurent pas d’autres musiques de tradition orale. MOTS-CLÉS : MOYEN ÂGE, CHANT GR ÉGOR IEN, NEUM ES, NOT AT ION SUR L IGNES, GUY D’AR EZZO, MAX WEBER. ABSTRACT : IN HIS Sociology of music, Max Weber stressed the importance of the invention of notation on lines by Guido of Arezzo (c. 990-1035). This article traces the beginnings of musical notation. Although Guido of Arezzo proposed a system of lines in which each note is always in the same place, he also placed the neumes invented before him on these lines. The first annotators sought to note with precision the rhythmic nuances and ornaments of the melodies ; but those subtle indications disappeared little by little from the notation, betraying an inflexibility of the tradition, which contributed to the orientation of western music towards paths which did not know other music of oral tradition. Keywords : Middle Ages, gregorian chant, neumes, notation on lines, Guido of Arezzo, Max Weber. * Marie-Noël Colette, née en 1939, est directrice d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne). Ses recherches portent sur l’analyse des sources et l’interprétation de la musique médiévale, et l’enseignement de la musique dans le haut Moyen Âge. Parmi ses publications récentes, signalons, en collaboration avec Marielle Popin et Philippe Vendrix, L’Histoire de la notation du Moyen Âge à la Renaissance (Paris/Tours, Minerve/CESR, 2003). Adresse : École pratique des hautes études, Sciences historiques et philologiques, Sorbonne, 45-47, rue des Écoles, F-75005 Paris. Courrier électronique : mncolette@wanadoo.fr TAP électronique 364 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008 ZUSAMMENFASSUNG : IN SEINER Musiksoziologie betont Max Weber die Bedeutung von Guy d’Arezzos (c. 990-1035) Erfindung der Liniennotation. Dieser Aufsatz zeichnet die Anfänge der Notenschrift nach. Wenngleich Guy d’Arezzo ein neues Liniensystem vorschlägt, in dem jeder Ton immer denselben Platz innehat, setzt er noch auf diesen Linien die vor ihm erfundenen Neumen. Die ersten Notenschreiber hatten versucht, die rhythmischen Feinheiten und die Verzierungen der Melodien genau aufzuzeichnen, doch verschwanden diese feinen Details schrittweise aus der Notation. Das deutet auf einen Richtungswechsel der Tradition hin, der zu einer Umorientierung der westlichen Musik auf Wege beigetragen hat, die in anderen mündlichen Traditionen unbekannt waren. Stichwörter : Mittelalter, gregorianischer Gesang, Neumen, Liniennotation, Guy d’Arezzo, Max Weber. グイード・ダレッツォと「我々の近代記譜法」。中世初期における歌の表記 伝達 マリー・ノエル・コレット 要約:マックス・ヴェーバーは、グイード・ダレッツォ(990-1035)の線上に よる記譜の発明の重要性を強調した。本文は、記譜法の始まりについて言及 する。 グイード・ダレッツォは、それぞれの音符が常に同じ場所に位置する 線のシステムを提案しただけでなく、すでに発明されていたネウマをこの線 上にあてはめた。記譜を始めた者たちは、旋律のリズムやこぶしの微妙なニ ュアンスを正確に表記しようと努めた。しかし、この厳密さは伝統が失われ ていくとともに、記譜法から徐々に消えていく。そして、このことにより、 西洋音楽は口承の伝統音楽にとっては未知の方向へと進んでいくのである。 キーワード:中世、グレゴリオ聖歌、ネウマ、線上の記譜法、 グイード・ダ レッツォ、マックス・ヴェーバー ﱢﻲﻟﻠﻐﻨﺎءﻓﻲﺑﺪﺍﻳﺔﺍﻟﻘﺮﻭﻥﺍﻟﻮﺳﻄﻰ. ﻣﺎﺭﻱﻧﻮﺍﻝﻛﻮﻟﻴﺖ ﱠﻘﻞﺍﻟﺨﻄ ﱡﻭﻭ"ﺗﺪﻭﻳﻨﻨﺎﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲﺍﻟﺤﺪﻳﺚ", ﺍﻟﻨ ﻏﻲﺩﺍﺭﻳﺰ ﻡ(990-1035 ﱡﻭ )ﺣﻮﺍﻟﻲ ﱠﺔﺍﺧﺘﺮﺍﻉﻏﻲﺩﺍﺭﻳﺰ ﱠﺰﻣﺎﻛﺲﻓﻴﺒﺮﻓﻲﻋﻠﻢﺍﻻﺟﺘﻤﺎﻉﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲﺍﻟﺨﺎﺹﺑﻪﻋﻠﻰﺃﻫﻤﻴ ﱠﺺ : ﺭﻛ ﻣﻠﺨ َﺍﻷﺳﻄﺮ ﱡﻭﻗﺪﺍﻗﺘﺮﺡﻧﻈﺎﻡ ﻟﻠﺘﺪﻭﻳﻦﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲﻋﻠﻰﺍﻟﺴﻄﺮ. ﻳﺘﻨﺎﻭﻝﻫﺬﺍﺍﻟﻤﻘﺎﻝﺑﺪﺍﻳﺎﺕﺍﻟﺘﺪﻭﻳﻦﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲ،ﺇﺫﺍﻛﺎﻥﻏﻲﺩﺍﺭﻳﺰ ﱢﻧﻮﺍ َﺔﻗﺒﻠﻪ. ﻟﻘﺪﻗﺎﻡﻣﺪﻭ َﻋ ﱠﻐﻤﺎﺕﺍﻟﻤﺨﺘﺮ ًﻋﻠﻰﻫﺬﻩﺍﻷﺳﻄﺮﺍﻟﻨ ﱠﻦ،ﻓﻘﺪﻭﺿﻊﺃﻳﻀﺎ ﱟﻣﻌﻴ ٍﺑﻤﺤﻞ ﱢﻧﻘﻄﺔ ﺍﻟﺬﻱﻳﺴﻤﺢﺑﺘﻘﻴﻴﺪﻛﻞ ًﻣﻦ ﱠﻗﻴﻘﺔﺍﺧﺘﻔﺖﺷﻴﺌﺎﻓﺸﻴﺌﺎ ﱠﺔﻟﻸﻟﺤﺎﻥ،ﻭﻟﻜﻦﻫﺬﻩﺍﻹﺷﺎﺭﺍﺕﺍﻟﺪ ﱠﺰﻳﻴﻨﻴ ﱠﺔﻭﺍﻟﺘ ﱠﻤﺴﺎﺕﺍﻹﻳﻘﺎﻋﻴ ﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻰﺍﻷﻭﺍﺋﻞﺑﺘﺪﻭﻳﻦﺩﻗﻴﻖﻟﻠ ٍﻟﻢﺗﻜﻦ ُﻕ ُﺮ ﱠﺔﺗﺘﺠﻪﻧﺤﻮﻃ ﺍﻟﺘﺪﻭﻳﻦﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲ. ﺃﺷﺎﺭﻫﺬﺍﺍﻻﺧﺘﻔﺎءﺇﻟﻰﺿﻌﻒﺍﻟﺘﻘﻠﻴﺪﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲ،ﻣﺎﺟﻌﻞﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻰﺍﻟﻐﺮﺑﻴ ﱠﻔﻬﻲ. ﱠﺔﺃﺧﺮﻯﻟﻠﺘﻘﻠﻴﺪﺍﻟﺸ ٌﻣﻮﺳﻴﻘﻴ ﻗﺪﻋﺮﻓﺘﻬﺎﺑﻌﺪﺃﻧﻮﺍﻉ ﱡﻭ، ﱠﻄﺮ،ﻏﻲﺩﺍﺭﻳﺰ ﱠﺪﻭﻳﻦﺍﻟﻤﻮﺳﻴﻘﻲﻋﻠﻰﺍﻟﺴ ﱠﻐﻤﺎﺕ،ﺍﻟﺘ ﺍﻟﻜﻠﻤﺎﺕﺍﻟﻤﻔﺎﺗﻴﺢ : ﺍﻟﻘﺮﻭﻥﺍﻟﻮﺳﻄﻰ،ﺍﻟﻨﺸﻴﺪﺍﻟﻐﺮﻳﻐﻮﺭﻱ،ﺍﻟﻨ ﻣﺎﻛﺲﻓﻴﺒﺮ. TAP électronique 365 M.-N. COLETTE : GUY D’AREZZO ET « NOTRE NOTATION MUSICALE MODERNE » D ans un chapitre de sa Sociologie de la musique, Max Weber soulignait l’ importance de l’invention de la notation musicale pour « l’existence d’une musique telle que nous la possédons1 ». Il importe donc de revenir sur les conditions d’apparition de l’écriture musicale en Occident, cette écriture qui n’a cessé, depuis son invention au IXe siècle, de chercher à définir sa fonction en même temps que ses modèles. C’est ainsi que de simple adjuvant de la mémoire, elle a fini par devenir vecteur principal de la transmission et même synonyme de composition. Rappelons tout d’abord les termes mêmes employés par Max Weber : « Si l’on s’interroge sur les conditions spécifiques de l’évolution musicale de l’Occi- dent, on doit y inclure avant toute autre l’invention de notre notation musicale moderne. Une notation musicale comme la nôtre est, pour l’existence d’une musique telle que nous la possédons, d’une importance bien plus fondamentale que ne l’est par exemple la nature de l’écriture pour l’existence d’œuvres dans les arts du langage2. » UNE NOTATION POUR LE CHANT Max Weber oppose ici, curieusement, l’écriture musicale à l’écriture littéraire. Il nous offre ainsi l’occasion de rappeler à quel point la première eut du mal à s’affranchir de sa relation au texte. Pendant au moins deux siècles, les notations musicales occidentales furent réservées à la musique vocale et à la musique liturgique3. La musique profane et instrumentale ne commença à être notée qu’à partir de la fin du XIIe siècle, au moyen de notations déjà stabilisées et systématisées sur des portées dominées par la présence de la notation carrée. De plus, la tradition musicale purement orale qui précéda l’invention de l’écriture coexistait en Occident avec un milieu intellectuel qui, bien sûr, dévelop- pait la mémoire et la transmission orale des textes4, mais qui cultivait aussi soigneuse- ment leur transmission écrite. La vénération pour l’Écriture sainte et ses commentaires conférait aux textes gravés sur le parchemin une valeur accrue par leur rareté. Ajou- tons que les conditions favorables à l’invention de l’écriture musicale furent réunies à l’issue de réformes dont les conséquences portèrent d’abord sur la transmission des textes. La première fut, au VIIIe siècle, celle de la liturgie, dont le répertoire n’était plus exclusivement cherché directement dans les livres de l’Écriture sainte, mais dans des recueils organisés selon l’ordre de leur exécution annuelle et quotidienne, et même alors que ces textes n’étaient plus exclusivement extraits des Écritures. Quant à la fameuse « renaissance carolingienne » menée à l’initiative de Charlemagne, elle avait eu pour objet même l’amélioration et la diffusion de la connaissance et de la maîtrise des lettres, non sans incidence, du reste, sur la création des notations musicales5. 1. Nos citations de Max Weber sont extraites de WEBER, 1972, d’après la traduction de Jean Molino et Emmanuel Pedler (WEBER, 1998, ici p. 117). 2. WEBER, 1998, p. 117. 3. Citons cependant une exception qui est la notation ajoutée à un planctus dans un manuscrit du Xe siècle, de Saint-Martial de Limoges (Paris, BnF, lat. 1154). 4. Sur la culture de la mémoire au Moyen Âge, on pourra se reporter au livre de CARRUTHERS, 1993. 5. Sur la relation entre la musique et les lettres au Moyen Âge, voir JONSSON et TREITLER, 1983. TAP électronique 366 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008 LE MAÎTRE ET LE DISCIPLE Préparée par ces conditions historiques, l’invention de l’écriture musicale occi- dentale a eu en effet des conséquences immédiates sur le statut même de la musique, sans attendre celles auxquelles Max Weber faisait allusion en écrivant « une musique telle que nous la possédons ». Mais quelles furent les modalités de la progression de cette invention qui a cherché ses modèles pendant plusieurs siècles avant d’aboutir à un système formel qui posait les principes mêmes sur lesquels reposait, encore au temps de Weber, « notre notation musicale moderne » ? Notre perspective doit néces- sairement prendre en compte les progrès des connaissances réalisés récemment en ce domaine, elle diffère donc en partie de celle que pouvait avoir Weber à l’époque où il écrivit ce texte. Les premiers essais de transmission écrite furent étroitement liés à la présence permanente d’une forme de tradition orale, et il importe en effet de distinguer plusieurs degrés, niveaux, qualités de tradition orale ou de transmission écrite. Nous verrons aussi que même si, dans cette histoire, l’invention merveilleuse de l’écriture n’a cessé de faire ressortir l’incapacité du modèle visuel à transmettre la totalité du message musical, l’écriture a en effet engagé l’histoire de la musique et même de la civilisation occidentale sur de nouvelles voies, tout d’abord dans la mesure où elle a modifié le rapport du disciple au magistère. C’était du reste le but avoué, exprimé par le célèbre théoricien Guy d’Arezzo (c. 990-1035), évidemment cité par Weber, dont nous considérons l’enseignement comme le moment important du passage entre une écriture musicale qui n’était qu’un aide-mémoire et une écriture qui, selon son inven- teur, avait une mission d’information musicale. Il convient donc d’entreprendre cette rétrospective à l’envers, pourrait-on dire, commençant par le XIe siècle, pour revenir ensuite à cette époque fascinante, le IXe siècle, qui voit les premiers balbutiements de la mise en écriture de l’art du chantre. Guy d’Arezzo écrit ses traités théoriques au début du XIe siècle, et il semble bien que ce soit avec son invention d’une notation uploads/Litterature/ colette-pdf.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager