« LE GOLGOTHA ALBANAIS » OU LA TRAVERSÉE DES ENFERS ­ L’écho de la Grande Guerr

« LE GOLGOTHA ALBANAIS » OU LA TRAVERSÉE DES ENFERS ­ L’écho de la Grande Guerre dans le roman serbe Depuis le Moyen Age, et tout au long de ­ l’histoire mouvementée serbe, seule la poésie épique, le gardien de la mémoire collective, ­ s’est avérée capable ­ d’affronter, avec les moyens qui lui sont propres, les grands évé- nements qui ont façonné destin historique des Serbes. Avec ­ l’apparition de la littérature moderne, et surtout à partir du début de xxe siècle, ­ c’est le roman qui a pris le relais : il ­ s’est chargé, avec la poésie romantique, de traiter les grands sujets de ­ l’histoire nationale. Mais, encore trop fébrile et en proie aux « maladies infantiles » dont ­ s’accompagnent un genre en gestation, le roman de cette époque ­ n’a pu tenir le choc ni accomplir de façon satisfaisante la mission ­ qu’il ­ s’était donnée. Ce ­ n’est ­ d’ailleurs que bien plus tard, dans la première moitié du xxe siècle, que les romanciers serbes, du moins les meilleurs ­ d’entre eux, ont enfin réussi à tenir bon dans leur ­ confrontation avec ­ l’histoire, à ne pas plier sous son poids écra- sant, sans pouvoir pour autant toujours déjouer ses innombrables pièges. ­ L’un des événements majeurs du xxe siècle, la Grande Guerre fut évidement pour les romanciers serbes, ­ comme ­ d’ailleurs pour leurs ­ confrères européens, un grand défi, et un sujet éprouvant et douloureux pour ceux ­ d’entre eux qui avaient vécu les horreurs de cette guerre dans les tranchées. Les quatre romans publiés dans les premières années de ­ l’après-guerre, dont les auteurs avaient justement pris part dans les ­ combats sur les différents fronts, démontrent clairement les difficultés ­ qu’impose le traitement littéraire ­ d’un sujet ­ complexe et encore « brû- lant ». Hormis le court roman lyrique de Miloš Crnjanski – Le Journal de Čarnojević (1921)1 qui lance un cri déchirant ­ contre ­ l’absurdité de la 1 Les ouvrages cités sont répertoriés dans la bibliographie présentée à la fin de cet article. Pour des raisons pratiques, les titres figurant dans le texte sont donnés exclusivement en traduction française. 682 MILIVOJ SREBRO guerre et ­ compte parmi les œuvres les plus réussies ­ consacrées à la Grande Guerre – les autres romans souffrent des défauts souvent inhérents aux ouvrages inspirés par ­ l’expérience personnelle et écrits à chaud, sans une distance émotionnelle et temporelle nécessaire1. Mais la principale diffi- culté à affronter par les romanciers serbes découlait surtout de ­ l’extrême ­ complexité à la fois du ­ contexte historique dans lequel ­ s’est déroulée la Grande Guerre dans les Balkans et des lourdes ­ conséquences ­ qu’elle a engendrées. En effet, parmi toutes les guerres où la Serbie a été engagée au cours du xxe siècle, la première guerre mondiale fut pour elle la plus meurtrière, la plus tragique, la plus déterminante aussi pour son futur destin historique. Même si elle ­ s’est trouvée, à la fin de la guerre, dans le camp des vainqueurs grâce à ses énormes sacrifices et à sa résistance audacieuse dans plusieurs batailles mémorables, même si elle a réussi à réaliser son principal but de guerre – la réunion dans un État ­ commun de tous les peuples yougoslaves –, la Serbie est sortie de cette guerre meurtrie dans sa chair et dans son âme : pour sa liberté mais aussi pour celle de ses nouveaux ­ compatriotes, elle a sacrifié plus ­ d’un quart de sa population totale2 ! Ce sacrifice, qui a laissé des traumatismes profonds et des plaies ouvertes jamais ­ complètement cicatrisées, de surcroît ­ n’a pas été – ou ­ n’a pas pu être – reconnu à sa juste valeur par les autres peuples yougoslaves qui avaient été ­ contraints par ailleurs de se battre dans le camp adverse. Les questions qui se posaient aux écrivains relevaient donc prin- cipalement de la ­ complexité de la Grande Guerre dans les Balkans : pourquoi la Serbie a-t-elle dû la mener dans des ­ conditions qui parfois dépassent ­ l’entendement ? A-t-elle été obligée de faire autant de sacrifices et pour quels intérêts nationaux ? Pourquoi cette guerre imposée et non voulue, menée par la ­ contrainte et au nom de la liberté et de projets progressistes, a-t-elle engendré tant de mal ? Quelle est son importance dans ­ l’histoire nationale postérieure ? A-t-elle une logique intérieure façonnée par ­ l’histoire serbe que la littérature devrait mettre au jour et exprimer par ses moyens ? ­ D’autres interrogations, plus universelles et indépendantes du ­ contexte national, hantaient également les romanciers, 1 Les Brumes rouges de Dragiša Vasić, publié en 1921, et deux brefs romans de Stanislav Krakov parus respectivement en 1921 et 1922 : À travers ­ l’orage et Les Ailes. 2 « En quatre années de guerre, la Serbie a perdu environ 400 000 soldats, alors que 845 000 civils périssaient en Serbie même. » in Dušan T. Bataković (dir.), Histoire du peuple serbe, Lausanne, ­ L’Âge ­ d’Homme, 2006, p. 264. « Le Golgotha albanais » ou la traversée des Enfers 683 en particulier celles touchant à la ­ condition humaine, à la position de ­ l’homme, et à ses possibilités de choix devant le déchaînement du mal engendré par la guerre et ­ l’aveuglement de ­ l’histoire. Toutes ces questions se sont posées avec plus ­ d’acuité encore quand il ­ s’est agi ­ d’aborder ­ l’exode serbe à travers ­ l’Albanie en 1915, ­ l’événement-clé de la Grande Guerre dans les Balkans, le terrible sacrifice aux accents bibliques resté pour toujours gravé dans la mémoire collective sous le nom évocateur de « Golgotha albanais1 ». ­ C’est pourquoi nous avons choisi de mettre au centre de notre réflexion cet événement à bien des égards inédit, unique dans ­ l’histoire moderne serbe. Et ceci dans un but précis : examiner les réponses que les romanciers ont pu donner aux questions évoquées tout en essayant de mettre en lumière les idées directrices, les modalités formelles et les moyens narratifs déployés dans leur approche ­ d’un sujet qui, en réalité, résiste à la mise en forme littéraire. ­ L’important corpus des œuvres sur lequel ­ s’appuie cet article permettrait bien sûr ­ l’élaboration ­ d’une étude plus approfondie encore mais, pour cette occasion, nous mettrons ­ l’accent uniquement sur les romans ­ considérés ­ comme références dans ­ l’étude de la représentation de la Grande Guerre dans la littérature serbe2. LE CHEMIN DE CROIX Pour les besoins de notre analyse ultérieure mais aussi pour faire ressortir la singularité de cet événement, il nous semble nécessaire de rappeler au préalable les faits principaux rétablis par ­ l’historiographie et de les illustrer par quelques témoignages authentiques de personnes qui ont vécu cette expérience. Par souci ­ d’objectivité, la parole sera ­ d’abord 1 Le terme « Golgotha » est évoqué pour la première fois dans le poème « Odlazak » [Départ] de Milutin Bojić, écrit à Scutari en 1915, au cours de la traversé de ­ l’Albanie, mais dans un autre poème, « Kroz pustinju » [À travers le désert], ­ composé tout au début de ­ l’exode serbe, Milutin Bojić se réfère déjà à ­ L’Ancien Testament en établissant un parallèle entre le calvaire de son peuple et celui du « peuple élu ». Plus tard, ­ l’expression « Le Golgotha albanais » sera adoptée par le peuple et reprise par les journalistes, les écrivains et même les historiens. 2 Il ­ s’agit en particulier, dans ­ l’ordre chronologique de parution, des ouvrages suivants : La Trilogie serbe de Stevan Jakovljević, Le Sixième jour de Rastko Petrović et Le Temps de la mort de Dobrica Ćosić. 684 MILIVOJ SREBRO donnée aux témoins étrangers, notamment français, qui accompagnèrent ­ l’armée serbe pendant la retraite à travers ­ l’Albanie, des journalistes, diplomates, membres de la Mission médicale française, qui écrivirent « au jour le jour », « à la lueur des feux du bivouac, sous la tente, dans la neige ou dans les hans albanais », ­ comme ­ l’a noté ­ l’un ­ d’entre eux1. Le calvaire que la Serbie devait endurer pendant plusieurs mois de ­ l’hiver 1915-1916, ­ s’annonçait déjà à ­ l’automne 1915. Après une résistance de plus ­ d’un an, la Serbie ­ s’est trouvée, en octobre 1915, encerclée par les armées ennemies deux fois plus puissantes : pour faire face à une imminente offensive ­ conjointe des troupes austro-allemandes au nord et de ­ l’armée bulgare au sud-est, le gouvernement serbe fit appel à ­ l’aide des Alliés. Après avoir fait pression sur la Serbie en lui demandant ­ d’accepter des ­ concessions territoriales au bénéfice de la Bulgarie en ­ contrepartie de la neutralité de cette dernière – une démarche qui ­ s’est avérée inutile et inappropriée à la situation dans les Balkans ­ d’alors – ceux-ci promirent en effet une aide substantielle, ­ l’envoi de troupes, et demandèrent à ­ uploads/Litterature/ le-golgotha-albanais-x27-ou-la-traverse-e-des-enfers-l-x27-e-cho-de-la-grande-guerre-dans-le-roman-serbe.pdf

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