23. « Commentaire sur un passage fameux de "La Religieuse" de Diderot » Publié(
23. « Commentaire sur un passage fameux de "La Religieuse" de Diderot » Publié(e) : 1 La supérieure, immobile, me regardait et me disait : « Donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu’ils contenaient. – Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop bonne ; vous ne la connaissez pas ; c’est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes : c’est elle qui vous y porte ; tant pis pour elle. – Ma chère mère, lui disais-je, je n’ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure. 5 – Ce n’est pas là le serment que je veux. – Elle aura écrit contre vous, contre nous, quelque mémoire au grand vicaire, à l’archevêque ; Dieu sait comme elle aura peint l’intérieur de la maison ; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu’elle dispose de nous. » La supérieure ajouta : « Sœur Suzanne,voyez... » 10 Je me levai brusquement, et je lui dis : « Madame, j’ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d’y penser. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice... » Et à l’instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s’en saisirent. On m’arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s’en saisit ; je suppliai qu’on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m’ôta mes bas, on me couvrit d’un sac, et l’on me 15 conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j’appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J’invoquais le ciel, j’étais à terre, et l’on me traînait. Quand j’arrivai au bas des escaliers, j’avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l’on ouvrit avec de grosses clefs la porte d’un petit lieu souterrain, obscur, où l’on me jeta sur une natte que l’humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d’eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. 20 La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlai comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C’est là que j’ai passé trois jours ; je m’y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait : « Obéissez à notre supérieure, 25 et vous sortirez d’ici. – Je n’ai rien fait, je ne sais ce qu’on me demande. Ah ! sœur Saint-Clément, il est un Dieu... » Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté. « Il est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. » La Religieuse, est un roman écrit par Diderot en 1760, publié une première fois dans la Correspondance littéraire, de Grimm en 1780 puis, de façon posthume en 1797. C’est le récit fictif à la première personne d’une jeune fille, Suzanne, enfermée contre son gré dans un couvent et ayant prononcé ses vœux religieux sous la contrainte. Inspiré d’une histoire réelle, une religieuse, de Longchamp ayant réclamé juridiquement contre ses vœux, ce mémoire a été écrit avant tout à un destinataire réel, le marquis de Croismare, ami de Diderot et Grimm. Ceux-là avaient imaginé cette mystification pour le faire revenir à Paris après une très longue absence. Il s’est tellement intéressé à cette religieuse fictive, mais vraisemblable, qu’il alla « solliciter en sa faveur tous les conseillers de la grand’chambre du parlement de Paris », comme l’explique Diderot lui-même. Roman à visée polémique violente, La Religieuse est une narration pamphlétaire qui n’est pas pour rien dans la réaction anticléricale révolutionnaire. Diderot y a composé des tableaux frappants et pleins de pathos de la vie claustrale[1]. Le passage que nous allons étudier est l’un des points culminants de la violence perverse propre aux systèmes fermés, que dénonce Diderot. En effet, après avoir prononcé ses vœux et les avoir confirmés parce qu’elle avait été trompée, contrainte ou amadouée, l’héroïne perd successivement ses parents et la supérieure du couvent avec laquelle elle s’était liée d’amitié. Privée de tout soutien, prévenue de son sort futur par une religieuse devenue folle quelque temps auparavant, Suzanne écrit un mémoire qui contient en abrégé tout ce qu’elle écrira par la suite à son narrataire[2]. Quels moyens Suzanne emprunte-t-elle pour persuader son destinataire, et dans quelle mesure ce texte constitue-t-il une narration exemplaire, à visée argumentative ? Cette narration autodiégétique n’est-elle pas l’acte d’accusation pathétique d’une âme abandonnée victime de persécutions ? Par cette narration exemplaire, persuasive et éloquente, Diderot n’a-t-il pas présenté « la plus effroyable satire des couvents » ? I. La Passion de Suzanne Dans une lettre où il présente l’ouvrage, Diderot estime que celui-ci eût pu recevoir l’épigraphe « son’ pittor anch’io ». Cette phrase en italien, prononcée par Raphaël, signifie « moi aussi je suis peintre ». Diderot, par cette citation célèbre,réservée mais proposée sous forme de prétérition[3] néanmoins, voulait insister sur le caractère non seulement pittoresque mais pictural de sa prose dans La Religieuse. Il se plaçait ainsi dans le droit fil de la devise horacienne de l’ut pictura poesis, « la poésie est comme la peinture », longtemps interprétée comme l’affirmation d’une filiation entre poésie et peinture. La scène racontée par la narratrice constitue en effet une sorte de tableau de genre, destiné à faire impression sur le narrataire en lui faisant revivre la violence de ses persécutions. 1) une scène violente Tout le passage est une succession de violences faites à l’encontre de l’héroïne. La première étape de cette narration (jusqu’à la ligne 11), est l’interrogatoire draconien[4] de Suzanne. L’utilisation du pronom personnel « nous », dans la phrase prononcée par l’une des religieuses, « elle aura écrit (…) contre nous (…) » (l. 3), suggère une opposition nombreuse à l’isolement de la victime. Les religieuses s’adressent à elle en lui donnant des ordres, par des impératifs : « Donne tes papiers » (l. 1), « révèle ce qu’ils contenaient » (l. 1), « Sœur Suzanne, voyez… » (l. 9). Il est aussi question de Suzanne sans qu’on lui parle directement, alors même que tout tourne autour d’elle. La deuxième réplique (l. 2-3) est prononcée au sujet de Suzanne comme si elle n’était pas présente : « Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu’elle dispose de nous » (l. 7-8). L’utilisation de l’auxiliaire de modalité traduisant l’obligation, de même que le mot « créature » traduisent à la fois la réification de l’héroïne dans l’énonciation des religieuses, et le sentiment d’un danger imminent touchant l’un ou l’autre des partis. La violence verbale faite à Suzanne atteint en quelque sorte son apogée dans cette expression (l. 7-8). C’est là la fin d’un énoncé contenant une décisioncatastrophique, au sens de “dénouement tragique”. La réplique commence par deux conjectures formulées sans l’ombre d’une preuve matérielle, sur de forts soupçons, et peut-être des dénonciations. C’est ce que suggère le futur antérieur « elle aura écrit » (l. 6), qui traduit une supposition projetée fictivement dans l’avenir que celui-ci devra confirmer, de même que l’expression figée « Dieu sait comme » associée elle aussi à un futur antérieur (« elle aura peint » l. 4). Les preuves indiscutables, rejetées dans l’avenir, reléguées dans l’impénétrable (« Dieu ») constituent ainsi une violence, un arbitraire judiciaire, les soupçons n’étant visiblement pas fondés. La dernière partie de cette réplique, appuyée sur ces conjectures, est constituée de deux séries de 13 syllabes (de "madame" à créature, puis de "si" à nous"), en quatre groupes rythmiques progressivement ascendants (5/6//6/7), comme accompagnant ce climax violent. Le mot créature est à l’acmé de cette période[5] croisée, où l’antithèse suppose un conflit violent (il faut disposer d['elle"vs "'qu'elle dispose de nous), encore cristallisé mais prêt à éclater. L’usage de ce mot (créature) est de toute évidence sylleptique, c’est-à-dire que deux sens y sont actualisés. En effet, ce mot désigne d’abord « ce qui est créé (par Dieu), et particulièrement uploads/Litterature/ commentaire-sur-un-passage-fameux-de-la-religieuse-de-diderot 2 .pdf
Documents similaires
-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1555MB