Créer la diagonale du clown... sur le damier ordonné du social L’ expérience de
Créer la diagonale du clown... sur le damier ordonné du social L’ expérience des « clownanalystes » Jean Bernard Bonange Résumé : À partir des années 80, la compagnie française du Bataclown a développé, sous l’ appellation « clownanalyse », une pratique d’intervention sociale dans les réunions d’organisations. Les clowns proposent à l’ assemblée un temps de détour par le jeu symbolique et la représentation scénique, faisant ainsi effraction dans le cours normal de la vie sociale. Dans cette parenthèse provisoire, ils ouvrent un espace potentiel permettant de voir et d’imaginer le monde autrement, en faisant surgir les non-dits, les aspects cachés d’une situation tout en les donnant à résonner. L E S C A H I E R S Pissenlit et Rosalie dans un congrès de rééducateurs à Metz (France) © Jean Bernard Bonange 139 Jean Bernard Bonange D E L ’ I D I O T I e C ela fera bientôt 30 ans qu’ avec Anne-Marie Bernard et Ber- til Sylvander, nous avons fondé le Bataclown, compagnie de théâtre clown implantée en France dans la région de Toulouse. Nous sommes maintenant une douzaine d’acteurs-clowns enga- gés dans une diversité de pratiques en rapport avec l’ art du clown : formations, spectacles mais aussi interventions dans les colloques et réunions d’organisations (sous le nom des « clownanalystes du Bataclown »). Dans cet article, je vais me centrer sur cette pratique que nous avons appelée « clownanalyse » et que nous avons déve- loppée en intervenant dans plus d’un millier d’assemblées, congrès, séminaires d’entreprise et réunions professionnelles dans les pays francophones. Les pratiques d’intervention des clowns dans la vie sociale (du type clown à l’ hôpital ou clown dans les réunions d’organisations) se sont mises en place à partir des années 80 en suscitant beaucoup d’intérêt. Ce phénomène n’ a rien d’étonnant parce que le clown est un personnage bien vivant dans l’ imaginaire contemporain, mais aussi parce que son rapport libre et décalé au monde remonte à ses origines. En effet, dès sa naissance dans la comédie anglaise de la f in du XVIème siècle (Bourgy, 1969), le personnage du clown inter- vient en dehors du déroulement dramatique et sans être pris dans l’ intrigue : lors de ses apparitions sur scène, il porte un regard décalé et humoristique sur l’ histoire qui s’y déroule. De même, à la f in du XVIIIème siècle, les premiers clowns de cirque apportent un contre- point comique au raff inement des spectacles équestres. 140 Créer la diagonale du clown... sur le damier ordonné du social L’ expérience des « clownanalystes » L E S C A H I E R S Le clown contemporain, héritier de l’ Auguste au nez rouge du cirque, occupe une place comparable quand il intervient dans la vie sociale, sans en être tout en y étant, pour ouvrir un espace de jeu, parodique et inventif. Comme le Joker des jeux de cartes, le clown est porteur d’ambiguïté (il s’insère dans le jeu et, en même temps, il transgresse les règles) et d’imprévisibilité (on ne sait jamais ce qu’ il va faire ou devenir). Dans le chaos du monde moderne, il n’ est pas étonnant de re- trouver le paradoxe d’Erasme34 à propos du « fol-sage » : si le monde est fou, écoutons le « fol » chez qui la vérité trouve refuge ! Person- nage populaire et présent sur le terrain social, le clown est sans doute celui qui s’inscrit le mieux dans cette lignée historique des fous et des excentriques des places publiques. Son rapport si particulier au jeu, au corps, à la matière et à la métaphore, ne pouvait qu’ intéresser Les Cahiers de l’ Idiotie qui proclament : « Un regard idiot transforme le monde. » Pour donner vie au clown, habiter le regard qu’ il pose sur la vie des hommes, assurer la posture et la fonction du clown dans la vie sociale, l’ acteur-clown doit faire tout un chemin de (trans)forma- tion, d’abord « à la découverte de son propre clown », ensuite en tant que « clown intervenant social ». C’ est ce travail d’acteur, incarnant le clown dans le champ social, que je me propose d’éclairer, car pen- ser le clown passe aussi par penser l’ expérience de « l’ acteur-clown ». En effet, l’ expérience artistique de ces professionnels que sont les hôpiclowns ou, en l’ occurrence, les clownanalystes que je vais évoquer ici, « transforme de l’ intérieur le métier et la pratique clownesque » comme l’ écrit justement Florence Vinit dans la pro- blématique de cet ouvrage. Certes, chaque acteur-clown a sa per- sonnalité et incarne un clown singulier, mais c’ est leur recherche commune d’un « être clown » et leur rattachement à l’ archétype et à la fonction sociale du clown qui vont nous intéresser ici. 34 En 1511, Erasme publie Éloge de la folie. 141 Jean Bernard Bonange D E L ’ I D I O T I e Des clowns en intervention sociale : du jeu dans le système À nos yeux, les pratiques d’intervention sociale par le clown sont avant tout des pratiques artistiques, et leur fonction n’ est ni de divertir (à l’ instar des « clowns ballon » par exemple) ni de subvertir (à l’ instar des « clowns activistes » par exemple), mais bien d’inves- tir la vie sociale. L’ intervenant-clown le fait en tant que créateur spécialiste du jeu scénique improvisé et du langage du clown, en contact direct avec la situation concrète et les acteurs sociaux impli- qués. Dans le système social où il intervient, il introduit du jeu au sens où l’ entend Duvignaud : « Le jeu est une sorte de coup de for- ce : au milieu du clair-obscur de la vie quotidienne, il lance un déf i à la calme stagnation du monde. Le jeu de l’ imaginaire et le jeu dans son ensemble nous aident à mettre entre parenthèses les injonc- tions de l’ ordre établi. » (Duvignaud, 1980) Venu de la périphérie, le clown fait ainsi effraction dans le cours normal de la vie sociale et, dans cette parenthèse provisoire, il ouvre un espace potentiel permettant de voir et d’imaginer le monde autrement. C’ est dans cet esprit que, dans les années 80, des acteurs-clowns ont investi de nouveaux terrains et rencontré de nouveaux publics. Ces pratiques pionnières ont été : - celle des clownanalystes dans les colloques, congrès, séminai- res d’entreprise et réunions professionnelles (avec le Bataclown en France et dans les pays francophones) ; - et celle des hôpiclowns ou docteurs clowns dans les hôpitaux (avec le Big apple circus clown care unit aux États-Unis, le Rire médecin en France, Docteur clown au Québec). À leur suite, les interventions de clowns se sont diversif iées en investissant des établissements scolaires, des lieux de formation, des maisons de retraite, des établissements de soins, des réunions de quartier, des inaugurations, des cafés philosophiques, des théâtre- forums (Boal), des vernissages d’exposition, des festivals du conte, des camps de réfugiés (avec Clowns sans frontières), des manifes- 142 Créer la diagonale du clown... sur le damier ordonné du social L’ expérience des « clownanalystes » L E S C A H I E R S tations d’ONG (avec Caravane Théâtre) (Besnard, 2009)... Liste non exhaustive !35 Qu’ y a-t-il de commun à toutes ces pratiques si elles se posent réellement comme intervention sociale ? Il est intéressant de se référer à la déf inition de l’ intervention proposée par Jacques Ar- doino : « Une démarche plus ou moins systématique, effectuée à la demande d’un client, généralement collectif […], pour contribuer à libérer ou à susciter des forces jusque-là inexistantes ou poten- tielles, parfois bloquées, en vue d’un changement souhaité. » (Ar- doino, 1974 :77) Cette déf inition me semble tout à fait recouvrir l’ intervention sociale des clowns, qu’ ils se nomment clownanalys- tes, docteurs clowns ou autres. Dans mes enquêtes, les participants et commanditaires parlant de l’ intervention des clowns dans leurs réunions évoquaient des effets de dynamisation, d’appel d’air, de bouffée d’oxygène, de rupture du train-train et du conventionnel... provoqués par les clowns, avec le surgissement du rire, du plai- sir, des émotions, du langage des images. On recueille les mêmes témoignages à propos des clowns à l’ hôpital. Jean Ferrasse36 utilise lui-même un langage métaphorique pour évoquer l’ originalité du regard du clown dans les réunions : « Le clown, comme le chœur antique, travaille en même temps sur l’ organisation et sur l’ organisme, en utilisant deux modalités différentes : il tend un grand miroir et demande à tout le monde de se regarder […] et en même temps qu’ il souligne ou surligne le visible, il joue l’ invisible, il fait parler l’ ineffable, il bruite l’ inaudible, 35 Le numéro 7 de la revue Culture clown consacré à l’ intervention sociale des clowns (2004) a largement contribué à la reconnaissance de ces nouvelles pratiques de clown différentes du spectacle. Je suis d’ailleurs convaincu qu’ elles uploads/Litterature/ cre-er-la-diagonale-du-clown.pdf
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- Publié le Jui 03, 2021
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