« DÉBORDER ! » La Negro Anthology de Nancy Cunard Sarah Fila-Bakabadio Éditions

« DÉBORDER ! » La Negro Anthology de Nancy Cunard Sarah Fila-Bakabadio Éditions de Minuit | « Critique » 2020/5 n° 876-877-878 | pages 471 à 481 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707346384 DOI 10.3917/criti.876.0471 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-critique-2020-5-page-471.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Alors que le monde se fissure en ce début des années 1930, ce nom est jeté à la face d’un Occident qui ne veut pas se préoccuper de ses autres racisés. Negro est une déclaration et une déclama­ tion. C’est une vocifération qui veut déssiller les yeux, faire surgir des existences et raconter des histoires composées au gré des migrations forcées entre l’Afrique et les Amériques et des voyages retour vers l’Afrique. Au-delà des rémanences africaines, il s’agit de faire apparaître un en-commun noir. La Negro Anthology 1 est un vacarme : un concentré de paroles, d’opinions, d’imaginaires aussi, de ce que serait un monde meilleur pour les populations noires ; un ensemble de discours depuis et sur ces périphéries qui transforment l’At­ lantique en creuset d’une modernité noire africaine et afro- descendante. On y entend des échos de Belgique, du Brésil, de Cuba, du Nigéria, des États-Unis, de Trinidad, de Finlande, de la Barbade, de Hongrie, du Ghana, d’Allemagne, de Porto Rico, d’Haïti, d’Angleterre et même de Nouvelle-Zélande. Les voix résonnent de toutes parts : ce sont celles de militants, de musiciens (dont le joueur de banjo Vance Lowry), de sportifs, d’écrivains (comme Norman Wicklund Macleod), de cinéastes (comme l’écossais Kenneth ­ McPherson), d’universitaires 1. Titre désormais abrégé en NA. « Déborder ! » La Negro Anthology de Nancy Cunard } Nancy Cunard Negro Anthology Paris, Nouvelles Éditions Place, 2018, 928 p. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) CRITIQUE 472 (dont le sociologue finlandais Edvard Westermarck, l’eth­ nomusicologue américaine Helen Heffron Roberts et l’histo­ rien kroo, Thorgues Sie). Entre cartographie et polyphonie – voire cacophonie –, la Negro fait émerger des récits de vie, des espoirs et des ambitions pour une humanité réconciliée, capable de dépasser la ligne de couleur. Point d’angélisme mais plutôt la confirmation d’un combat commun pour la dignité qui passe par la reconnaissance des diversités poli­ tiques, historiques et culturelles noires. La Negro saisit un moment, au premier tiers du siècle, où des auteurs, des mili­ tants, des artistes exposent des mondes noirs toujours en mouvement et perpétuellement en débats. La Negro est un vertige qui nous happe et nous entraîne dans l’instable de ces mondes, entre discriminations permanentes, solidarités iné­ vitables, circulations transatlantiques inattendues et contra­ dictions féroces. La Negro apparaît aussi comme un scape, selon la notion forgée par Arjun Appadurai 2, soit une géographie visuelle, textuelle et sonore de la condition noire. On y entre par la brutalité de l’oppression raciale, construite à travers des invariants : l’exploitation conjointe des hommes, des femmes et de la terre, l’usage de la race pour nier l’humanité des populations noires et la contrainte du corps pour annihiler l’être. Du préjugé de couleur à Cuba 3 à l’invention du privi­ lège blanc en Europe 4, en passant par les effets pervers de la section 1 du 13e amendement aux États-Unis 5, l’anthologie expose les mécanismes qui créent la figure de Nègre 6. Au fil 2. Dans Modernity at Large, Arjun Appadurai utilise le suffixe -scape comme une métaphore spatiale pour désigner un « paysage » politique, social, culturel ou ���������������������������������� é��������������������������������� conomique en recomposition perma­ nente ; voir Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 34-43. 3. G. E. Urrutia, « Racial prejudice in Cuba : How it compares with that of the North Americans » (NA, p. 473-478). 4. A. Butts, « There is no “white superiority” » (NA, p. 548-550). 5. D. E. Tobias, dans « Freed but not free » (NA, p. 201-208), évoque la double peine des prisonniers africains-américains soumis à la discri­ mination raciale, aux procès expéditifs et aux mauvais traitements dans les prisons. 6. Voir M. Pérez-Medina, « The situation of the Negro in Cuba » (NA, p. 478-482) ; G. O. Bell, « The Negro in Barbados » (NA, p. 484-485) ; © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) 473 des pages, on découvre des communautés et des vies mécon­ nues 7, on saisit des similitudes culturelles et on assiste aux discussions sur le devenir-nègre du monde qui ont agité les milieux intellectuels et artistiques de l’époque. On ren­ contre les « stars noires » (p. 291-344) qui, derrière les désor­ mais connus Cab Calloway, Duke Ellington et autres Louis ­ Armstrong, ont fait connaître la culture africaine-américaine, à l’instar des danseuses de la revue Blackbirds (1928). On plonge dans les yeux des comédiens Tim Moore, Stepin Fetchit et Rose McClendon dont les portraits rappellent que le théâtre classique africain-américain existe depuis la fin du xixe siècle. On découvre la poésie voyageuse de Jacques ­ Roumain, celle sombre et mystique de T. Thomas Fortune Fletcher et l’intemporel des proverbes africains qui évoquent les liens entre l’humain, la terre et le ciel. Les collectifs noirs Nécessairement intranquille, cette géographie est, comme le note Cyrille Zola-Place, une tectonique qui fait « exploser l’humanisme de la raison héritée des Lumières et sa théo­ rie rédemptrice de “la main invisible” » (p. 7) qui, depuis Adam Smith, célèbre les vertus sociales et économiques des égoïsmes individuels. Elle a l’instabilité des moments de (re)création ; on y perçoit les tâtonnements et les élans de ceux qui cherchent à sortir de l’effacement que l’universa­ lisme occidental leur impose. C’est un geste désordonné et brusque car il tente de tenir ensemble des vies, des voix et des imaginaires divers, incarnations de collectifs noirs qui sont autant de cultures, d’identités, de genres. Mais ce sont précisément les intersections entre des trajectoires diverses, situées mais connectées, qui font les mondes noirs. Saisir ces mondes comme tels suppose dès lors que l’on plonge dans des échanges, des vécus et des luttes où s’affrontent souvent des points de vue divergents, à l’instar de ceux de Nancy Cunard et W . E. B. Du Bois, qui s’opposent sur le sens H. Britton, « The Negro and his descendants in British Guiana » (NA, p. 500-504) ; E. Cabral, « The Negro race in Uruguay » (NA, p. 518-519). 7. Voir H. Gordon Andrew, « “White trash” in the Antilles » (NA, p. 488-492). « D ÉB O R D E R ! » LA NEGRO ANTHOLOGY DE... © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) CRITIQUE 474 de l’engagement. Dans « A reactionary Negro organization » (p. 142-147), Nancy Cunard accuse Du Bois et la NAACP d’être une organisation réactionnaire, portée par des bour­ geois éloignés des combats quotidiens de leur communauté. Elle critique leur manque d’initiative au plan légal face aux procès truqués – particulièrement celui des Scottsboro boys 8 –, face aux lynchages et à l’exploitation économique de leurs contemporains. La NAACP lui apparaît comme une association hors-sol et sans influence réelle. Du Bois lui répond dans les pages qui suivent (p. 148-152) par un texte narratif qui retrace l’histoire des Noirs aux États-Unis du xvie siècle à l’époque contemporaine. Aucune invective de sa part, mais une synthèse qui relie oppression politique, éco­ nomique et sociale, et capitalisme américain. Les collectifs noirs sont politiques. Ils se forment autour d’idéologies comme le communisme qui marque fortement plusieurs contributions de militants, par exemple uploads/Litterature/ criti-876-0471 1 .pdf

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