SPECTRES DE DERRIDA (ET D’AILLEURS) Yves Hersant Éditions de Minuit | « Critiqu

SPECTRES DE DERRIDA (ET D’AILLEURS) Yves Hersant Éditions de Minuit | « Critique » 2021/1 n° 884-885 | pages 5 à 14 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707346780 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-critique-2021-1-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Partout nous les voyons, partout ils nous regardent, même si nos regards ne se croisent jamais ; sans cesse ils nous interpellent, et nous vivons sous leur dictée. Voilà ce que Derrida va répétant ; il énonce même, ou plutôt laisse énoncer par son eidôlon, son simulacre, son appari­ tion spectrale dans le film d’un cinéaste anglais, que « l’avenir appartient aux fantômes ». À qui, au nom de la raison, dresse en antagonistes le réel et le non-réel, le vivant et le non-vivant, la malicieuse for­ mule ne peut que paraître insoutenable. Mais chez Derrida, vie et mort échappent à ces oppositions dualistes, héritées du vitalisme et du mécanisme : le philosophe ne pense pas la vie comme présence pleine, mais comme présence entamée par l’absence. Ni une ni identique à elle-même, elle se répète en se différenciant. D’où la nécessité, pour dire l’« unité dif­ férante » de la vie et de la mort, d’en passer par une pensée des spectres ; ni morts ni vivants, ils viennent brouiller la simplicité des oppositions. Vers une hantologie Autant et plus que l’œuvre de Marx, que Derrida a explorée de manière si troublante, la sienne « propre » (qu’on ne saurait dire telle, en vérité, puisque l’altérité la travaille) est parcou­ rue par un cortège de puissances spectrales. Exemplairement réceptive à ce qui n’est plus et à ce qui n’est pas encore, elle est hantée par d’innombrables fantômes, spectres et revenants : autant de figures de l’« esprit », qu’on ne distinguera pas ici 1 1. Sinon pour avancer que le revenant n’est pas nécessairement Spectres de Derrida (et d’ailleurs) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) CRITIQUE 6 et qui ont en commun de rester insaisissables par l’ontologie. Ni présentes, ni absentes, dépourvues de substance comme d’essence et d’existence, elles échappent à toute philosophie du sujet ; bouleversant les catégories de l’espace et du temps, greffant l’ailleurs sur l’ici, l’à-venir sur le maintenant, le main­ tenant sur le passé, elles sont éminemment aporétiques. Mais ne faut-il pas « endurer les apories », si elles sont les meilleurs ferments de la pensée ? Il serait intéressant, pour en marquer la place singulière, de situer la logique spectrale de Derrida dans une histoire du fantôme philosophique (ou du rapport de la philoso­ phie aux fantômes : depuis le démon de Socrate, l’effigies d’­ Athénodore et la vision nocturne de Boèce 2) ; mais seuls me retiendront certains aspects de quelques spectres der­ ridiens. Il semble que leur défilé commence dans un article de 1971, « La Mythologie blanche », repris dans Marges de la philosophie. Discrètement, ou sournoisement, un fan­ tôme apparaissait au début du texte, en note infrapaginale, à propos d’un écrit d’Anatole France : « De l’entretien que j’eus cette nuit avec un fantôme sur les origines de l’alpha­ bet ». Face à la conception métaphysique de la métaphore, ­ Derrida dressait déjà un spectre déconstructeur. Par la suite, on a pu constater dans ses livres un véritable envahissement fantomal, dont il suffit ici de rappeler deux grandes étapes 3. visible, alors que le fantôme prend corps (tout en n’étant rien) et que le spectre, comme le veut l’étymologie, tend vers la visibilité. Même si celle-ci est « nocturne ». 2. Le démon de Socrate, qui a fait couler beaucoup d’encre, est la « voix intérieure » qui parfois le guide ; l’effigies venue tourmenter le philosophe Athénodore est un fantôme mentionné par Pline le Jeune (Lettres, VII, 27) ; la vision de Boèce est une allégorie de la Philosophie, venue consoler le philosophe dans sa prison. 3. Dans une note des Spectres de Marx (Paris, Galilée, p. 24, n. 1), Derrida a indiqué dès 1993 que « la logique de la spectralité […] est à l’œuvre, de façon le plus souvent explicite, dans tous [s]es essais publiés au cours des vingt dernières années ». Et de ces essais, la liste était déjà longue. Voir aussi le dialogue avec Élisabeth Roudinesco, De quoi demain, Paris, Flammarion, 2003, p. 256-257 : « Si loin que je remonte, la thématique du fantôme ou plutôt du revenant traverse […] la plupart de mes textes, elle n’est pas loin de se confondre avec celle de la trace même… » © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) 7 Après De l’esprit. Heidegger et la question (1987), où la pre­ mière phrase annonce qu’il sera question « du revenant, de la flamme et des cendres », et où il est précisé que la reve­ nance du revenant n’est pas pure répétition mais venue du « tout autre », c’est dans les Spectres de Marx (1993) que la logique spectrale se met à l’œuvre. Le déclencheur, en l’oc­ currence, est une question politique : les régimes commu­ nistes s’étant effondrés, qu’advient-il de l’esprit de Marx et de l’héritage du marxisme ? La réponse de Derrida, après un détour par Hamlet et la terrasse d’Elseneur, prend appui sur trois constats : a) la mort de Marx hante ses adversaires, sur­ tout les plus satisfaits de sa ruine, et son spectre dérange le monde. b) Marx lui-même, qui emploie le mot « spectre » dès la première phrase de son Manifeste du parti commu­ niste, assure que le monde est peuplé de fantômes. Sous le règne du capital, la jonction de la valeur d’échange à la valeur d’usage fait de la marchandise une « chose surnaturelle, sen­ sible insensible, sensiblement suprasensible » ; autrement dit, « la marchandise hante la chose », « son spectre travaille sa valeur d’usage 4 ». Et comme la fantomisation des choses contamine leurs producteurs, les humains eux-mêmes appa­ raissent comme des spectres en attente d’une rédemption. c) Ces fantômes-là effraient l’auteur du Capital ; il souhaite et annonce leur disparition, il entend en finir avec eux grâce au travail vivant et en retournant au réel. À quoi Derrida objecte que tout travail est spectrogène – notamment le travail du deuil… – et qu’appeler à la disparition des fantômes, comme il l’expliquera plus tard en quelques mots, c’est se priver « de ce qui fait le mouvement révolutionnaire même 5 ». Si la marchandise et le capital produisent d’inquié­ tantes étrangetés spectrales, que dire des télé-technologies, qui depuis la fin du xixe siècle mettent notre monde out of joint ? Avec les Échographies de la télévision (1996), suivies cinq ans plus tard d’un entretien (maintes fois commenté 4. J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 240. On lit aussi, p. 195, que L ’ Idéologie allemande de Marx offre « la plus gigantesque fantomachie de toute l’histoire de la philosophie ». 5. J. Derrida et B. Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée,1996, p. 143. S P E C T R E S D E D E R R I DA (E T D 'A I L L E U R S ) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 17/02/2021 sur www.cairn.info via Cité internationale universitaire de Paris (IP: 193.52.24.2) CRITIQUE 8 depuis) accordé aux Cahiers du cinéma 6, une seconde vague de spectres déferle dans l’œuvre du philosophe : car les télécommunications, la photographie, les petits et grands écrans, les arts modernes de l’image font proliférer les fan­ tômes et décuplent leur pouvoir. La spectralité uploads/Litterature/ criti-884-0005.pdf

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