UNE POÉTIQUE DE LA MODERNITÉ : GUILLAUME APOLLINAIRE (1880-1918) Marcel Raymond

UNE POÉTIQUE DE LA MODERNITÉ : GUILLAUME APOLLINAIRE (1880-1918) Marcel Raymond distingue 2 directions de la poésie post-symboliste : une poésie artiste ou des artistes de souche mallarméenne, comme Paul Valéry, et une poésie visionnaire ou des visionnaires (des “chercheurs d’aventures”) – la poésie ouverte par Rimbaud et continuée partiellement par les surréalistes. À son tour, Hugo Friedrich observe la naissance dans la poésie moderne d’une “tension dissonante” qui l’organise intégralement. Celle-ci se manifeste à la fois au niveau de la forme et du contenu, se concrétisant par le sentiment de l’aliénation de l’homme moderne, par le désir de déformation de la réalité. La relation entre le poète et le langage va se modifier, la poésie devenant une “poésie de l’impersonnalisation du moi”. Rimbaud avait déjà remarqué et exprimé cela à sa manière: «Je est un autre». Le sens du poème n’est pas préétabli, il se crée le long du processus de création littéraire, d’où l’accessibilité toujours plus réduite du poème. La poésie moderne ne répond plus à l’horizon d’attente du lecteur, mais oblige celui-ci à se former d’autres horizons, de les modifier. Guillaume Apollinaire sera, quant à lui, le défenseur de l’esthétique de la surprise, du choc produits par le langage poétique sur le lecteur. Guillaume Apollinaire, de son vrai nom Wilhelm Apollinaris Albertus de Kostrowitzky, fils illégitime d’une demi-mondaine polonaise et, probablement, d’un officier italien, nait à une époque marquée de grandes réalisations sur le plan matériel, favorisées par le développement inouï de la science et de la technique, par le grand progrès de la recherche scientifique. L’invention de l’avion, de l’électrification, de la radio, du cinéma ou de l’auto produit un vrai éblouissement de la sensibilité de l’homme à la fin du XIXe siècle. La poésie du XXe siècle fera assez souvent l’éloge de ces découvertes et Apollinaire est parmi les premiers, sinon le premier, à exploiter poétiquement ces nouveaux aspects du monde moderne. L’écrivain a cherché à concilier les mythes du passé et l’action moderne, la tradition et l’aventure, en mettant notamment l’accent sur la façon dont la poésie nouvelle doit devancer la science en lui proposant des réalisations que celle-ci ne fait qu’entrevoir. Donc, selon lui, le poète ne devrait pas seulement suivre le renouvellement des perspectives ouvertes par la science, mais même les devancer. Apollinaire défend la conception d’une poésie prophétique, la tâche du poète contemporain étant de trouver un registre d’images exprimant une sensibilité liée aux nouvelles dimensions du monde. Apollinaire fréquente à Paris les cafés littéraires et se lie d’amitié, dès 1904, avec la bohème artistique (Picasso, Braque Derain, Juan Gris, Marie Laurencin, Gleizes, Metzinger) et littéraire (André Salmon, Pierre Reverdy, Max Jacob). La rencontre de Picasso, Apollinaire et Max Jacob détermine l’élaboration d’une esthétique nouvelle, le cubisme, qui privilégie la vision intellectuelle et synthétique de la réalité au détriment de la représentation du réel. Il écrit en faveur de ses amis des articles enthousiastes et devient le défenseur des peintres cubistes, leur consacrant en 1913 le volume Les Peintres cubistes. Méditations esthétiques, où il réunit ses écrits sur l’art. Max Jacob affirme que le XXe siècle est le siècle de Guillaume Apollinaire, puisque tous les fils des idées artistiques et littéraires nées au début de ce siècle se nouent autour de son œuvre. Il a lancé les cubistes et a inventé le terme “surréalisme” ; pourtant, il n’a été ni cubiste, ni futuriste, ni dadaïste, ni surréaliste. C’est surtout par ses écrits d’art qu’il se fait connaître dans les milieux intellectuels les plus divers du début du XXe siècle. Ce qu’il cherche dans les œuvres des peintres nouveaux, ce sont des réponses aux questions qui le troublent quant à la fonction et au rôle de l’art dans le monde moderne. Ses réflexions sur la peinture sont, en fait, des réflexions sur toutes les formes de création. Apollinaire y insiste sur le rôle de l’élément “surprise” qui doit troubler le spectateur ou le lecteur, stimuler son intérêt, au point de le transformer de passif en actif, de récepteur en créateur qui reconstruit l’œuvre en se l’appropriant. Le but de la nouvelle peinture n’est plus d’imiter la nature, mais de la reconstruire à partir des données de la réalité ; le créateur doit obligatoirement parcourir trois étapes : la dissection, la transformation et la reconstruction du réel. La vraisemblance fait place à la vérité. L’unité de l’art est à rechercher dans la simultanéité temporelle, l’artiste devant “embrasser d’un seul coup d’œil le passé, le présent et l’avenir”. Ainsi, si le peintre cubiste dessine un visage à la fois de face et de profil, le poète évoquera le souvenir de moments appartenant à différents passés dans des lieux différents, comme s’ils étaient simultanés (dans Zone, par exemple). À partir de 1917, l’écrivain commence à employer une formule qui a servi d’emblème à toute une partie de son œuvre : l’esprit nouveau. Il ne s’agit pas d’un art nouveau, mais d’un esprit nouveau, d’une nouvelle manière de penser, d’une prise de position philosophique qui touche toutes les activités artistiques : nouvelle peinture, nouvelle littérature, nouvelle musique. Dans L’Esprit nouveau et les poètes, conférence qu’il fait publier en 1918 et qui sert de référence à toute la génération qu’il a incarnée, Apollinaire prêche l’ordre et la mesure, faisant l’éloge de la surprise et de la nouveauté. La surprise est, selon lui, “le grand ressort nouveau” ; c’est par elle que l’esprit nouveau se différencie de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. L’image poétique n’est plus considérée comme un instrument ou argument, mais elle a sa propre vie, provoquant le choc. Son art poétique accorde une importance particulière à la spontanéité, refusant l’élaboration savante des poèmes. Apollinaire a révolutionné l’inspiration créatrice, privilégiant le culte du hasard, du caprice. Sa poétique est une poétique de l’arbitraire, de l’imprévisible. L’écrivain a la conviction que la poésie existe partout, dans tout ce qui nous entoure, le poète ayant le devoir de découvrir et de valoriser cette poésie omniprésente. C’est ainsi que se justifie la présence du fait banal dans ses poèmes. La poésie signifie création et on ne doit appeler poète que celui qui invente, qui crée, qui découvre de nouvelles joies. Il est un pionnier de la vérité, un créateur, un inventeur et un prophète. Exprimée dans les Peintres cubistes, la poétique d’Apollinaire trouve son application la plus éclatante dans ses deux grands recueils de vers : Alcools (1913) et Calligrammes (1918). Ces deux volumes ont été attentivement composés, en respectant les trois étapes mentionnées ci-dessus : la dissection, la transformation et la reconstruction du réel. Les thèmes récurrents de ses poèmes sont l’amour, la création, la fuite du temps (temps de la mémoire, temps du souvenir et du regret des amours perdues), auxquels se rattache celui de la mort qui évolue d’Alcools à Calligrammes, enrichi et élargi après 1916 par l’expérience terrible de la guerre. Ces thèmes - pivots sont complétés par de nombreux motifs tels : le souvenir (Cors de chasse), l’empoisonnement (Les Colchiques), l’automne (Signe, L’Adieu), l’eau qui s’écoule, symbole de la fugacité des choses (Le Pont Mirabeau), le brasier (Le Brasier), qui assurent l’unité d’ensemble de l’œuvre. L’aspect autobiographique des poèmes lyriques où le nom de l’auteur apparaît à maintes reprises rattache son œuvre à la tradition de la poésie personnelle. Le poète éprouve une vraie passion pour les mots et les chansons de la rue, des auberges, des champs et des bois, qui sont à retrouver dans deux domaines de sa poésie : la chanson folklorique et le poème - conversation. S’ouvrant par le poème Zone, le volume Alcools commence en fait par une réflexion philosophique, par la méditation d’un homme qui considère sa vie passée, dans laquelle s’inscrivent les peines d’amour mais aussi le sort de l’homme moderne et les questions restées sans réponse. Les poèmes sont par ailleurs regroupés en trois catégories : poèmes d’amour (Le Pont Mirabeau, La Chanson du Mal-Aimé, Marie, Le Voyageur), poèmes élégiaques (Crépuscule, Rhénanes, Automne malade) et arts poétiques (Zone, Chantre, L’Ermite, Le Brasier), mais certains d’eux appartiennent à deux catégories, comme Zone, qui est à la fois un poème d’amour et un art poétique. Ce qui attire le poète dans les nouvelles écoles picturales, c’est la vision fragmentaire du monde et des choses qu’elles proposent. Alcools représente une excellente illustration de la technique de la fragmentation. On retrouve dans ses poèmes une décomposition pareille des êtres et des choses. Il supprime la ponctuation qui lui semble inutile, ce qui permet des lectures multiples. La ponctuation sera remplacée par la coupe des vers. Cette suppression a aussi la vertu de conserver aux mots les propriétés qu’ils ont lorsqu’on les entend et qu’ils perdent en général dans l’imprimé, en particulier les ambiguïtés grammaticales. Le titre du volume renferme plusieurs sens, se référant explicitement au Rimbaud du Bateau ivre et au dérèglement des sens. Il n’y a pas un seul alcool, mais plusieurs. L’alcool qui brûle comme la vie (Zone) symbolise à la fois les souffrances et les échecs humains, et leur transfiguration poétique par la uploads/Litterature/ curs-apollinaire.pdf

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