Le songe creux Le fantastique au bord du vide dans le roman Čapaev i Pustota (1

Le songe creux Le fantastique au bord du vide dans le roman Čapaev i Pustota (1996) Master 1 « Monde russe » Domenico Scagliusi Sous la direction de M.me Hélène Mélat Juin 2021 UFR d’études slaves René Magritte, Le double secret, 1927, huile sur toile, 114 x 162 cm, Musée national d’art moderne, Paris. Qual l'infermo talor ch'in sogno scorge drago o cinta di fiamme alta Chimera, se ben sospetta o in parte anco s'accorge che 'l simulacro sia non forma vera, pur desia di fuggir, tanto gli porge spavento la sembianza orrida e fera, tal il timido amante a pien non crede a i falsi inganni, e pur ne teme e cede. T. Tasso, Gerusalemme Liberata, XIII, 44 2 Introduction Lorsque nous nous posons la tâche d’étudier le rêve et ses fonctions dans le roman Čapaev i Pustota nous nous trouvons confronté à une difficulté qui pourrait paraître à première vue paradoxale. En effet, dans le roman le rêve est omniprésent et toute tentative de repérer et d’isoler les épisodes oniriques est destinée à toucher les structures narratologiques mêmes de l’œuvre, dans la mesure où la narration oscille entre deux réalités parallèles1. Voici comment généralement on résume le contenu du roman. 1 Pour décrire ce phénomène la recherche a souvent recours au concept de « monde ». L’un des premiers à avoir employé ce terme est Aleksandr Genis, dans son article «Поле Чудес», Звезда, n° 12, 1997. Cf. également Коровин В., История русской литературы ХХ-начала ХХI века. Часть III. 1991-2010 годы, 2014 qui fait de ce phénomène un concept central de la poétique de l’auteur. Dans notre analyse nous allons plutôt employer le terme « réalité », car le concept de « monde » implique une référence à la théorie des « mondes possibles » (développée, entre autres, par U. Eco et V. Doležel) qui mériterait une réflexion à part entière. 3 Pour certains chercheurs1, c’est l’histoire de Pёtr Pustota, poète décadent du début du XXe siècle et krasnyj komissar de la division de Vassilij Čapaev, commandant de l’armée rouge pendant la guerre civile et figure légendaire de la culture populaire soviétique. Pelevin fait de ce héros du cinéma et du folklore russe un guide spirituel, dont la pensée se rapproche beaucoup de la philosophie bouddhiste2. Lorsqu’il s’endort, Pustota se réveille systématiquement dans un hôpital psychiatrique des années 1990, où il partage sa chambre avec trois autres patients, dont les histoires constituent autant de digressions cauchemardesques qui interrompent le déroulement linéaire du récit. D’après d’autres3, en revanche, Pёtr Pustota est, avant tout, le patient d’un hôpital psychiatrique des années 1990, où il participe à un programme expérimental mis au point par le docteur Timur Timurovič, qui consiste à stimuler l’activité onirique du patient, dans le but de l’accompagner à accepter la réalité et à rejet sa fausse identité de krasny komissar et de disciple4. Isoler les épisodes oniriques dans le récit voudrait dire alors accomplir un choix définitif entre ces deux différentes perspectives interprétatives. Ce choix serait, au demeurant, essentiellement arbitraire, car les deux réalités dans lesquelles a lieu l’action romanesque sont expressément présentées, dans le texte, comme équivalentes, indistinguables et également illusoires. C’est ce que démontre, par exemple, le dialogue entre le héros et le Baron Von Jungern au chapitre 7 : – [...] Больше того, я даже замечал – в тот момент, когда кошмар снится, он настолько реален, что нет никакой возможности понять, что это всего лишь сон. Можно так же трогать предметы, щипать себя… – Но тогда каким образом вы отличаете сон от бодрствования? – спросил барон. – А таким, что когда я бодрствую, у меня есть четкое и недвусмысленное ощущение реальности происходящего. Вот как сейчас. – А сейчас, значит, оно у вас есть? – спросил барон. – В общем да, – сказал я с некоторой растерянностью. – Хотя ситуация, надо признать, необычная. 1 Cet avis est partagé, entre autres, par Арбитман Р., «Барон Юнгерн инспектирует Валгаллу», Книжное обозрение,1996, n° 28, p. 17. Cf. Немзер А., « Как я упустил карьеру», Литература Сегодня. О русской прозе. 90-е, НЛО, 1998, pp. 313–316: «Временами Петьку (мнящего себя литератором-декадентом) посещают сны о сумасшедшем доме, персонал и пациенты которого убеждены в том, что они живут в России 1990-х годов.» 2 Sur la question, renvoyons le lecteur à l’article très récent d’Anastasia de La Fortelle, « La quête bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de lettres, n° 2-3, 2014, pp. 367-378. 3 Cet avis est partagé, entre autres, par : Басинский П., Быков Д., «Два мнения о романе Виктора Пелевина "Чапаев и Пустота"», Литературная газета, n° 29, 1996, disponible en ligne sur le site officiel de Pelevin : http://pelevin.nov.ru/stati/o-dva/1.html. 4 On pourrait même essayer, comme sur la quatrième de couverture de l’édition de 2016 du roman, de conjuguer les deux positions ci-dessus et affirmer que Petr Pustota est en même temps le patient d’une clinique psychiatrique et un commissaire de l’armée rouge, mais du point de vue logique cette troisième hypothèse n’est pas moins insatisfaisante, car contradictoire « Герой романа - поэт-декадент, красный комиссар и пациент психиатрической больницы Петр Пустота. » Пелевин В., Чапаев и Пустота, Москва, АСТ, 2019, quatrième de couverture. 4 – Чапаев попросил меня взять вас с собой, чтобы вы хоть раз оказались в месте, которое не имеет никакого отношения ни к вашим кошмарам о доме умалишенных, ни к вашим кошмарам о Чапаеве, – сказал барон. – Внимательно поглядите вокруг. В этом месте оба ваших навязчивых сна одинаково иллюзорны1. Au centre de la dynamique narrative du roman (ainsi que dans la réflexion intra-diégétique sur le rêve), il n’y a donc pas des épisodes oniriques limités, univoquement distinguables du reste de la narration, sur le plan de la forme et du contenu, mais plutôt le rapport que le rêve entretient avec la réalité et la frontière incertaine qui les sépare. Aleksandr Genis parle à ce propos de « poétique de frontière » : Пелевин — поэт, философ и бытописатель пограничной зоны. Он обживает стыки между реальностями. В месте их встречи возникают яркие художественные эффекты, связанные с интерференцией, — одна картина мира, накладываясь на другую, создает третью, отличную от первых двух2. A ce changement de perspective dans la narration, doit correspondre, à notre avis, un changement de perspectives dans l’approche analytique du chercheur. Considérons par exemple le motif onirique dans la povest’ Kapitanskaja Dočka : après s’être confortablement enroulé dans sa fourrure, Grinёv s’endort et le narrateur expose au lecteur son rêve : « мне приснился сон…3» ; finalement, l’épisode onirique se conclut et le héros se réveille. La représentation du rêve est donc très strictement encadrée à l’intérieur d’un récit à l’état de veille, pourrait-on dire. Cela permet au critique d’isoler cet épisode onirique et de le soumettre aux systèmes interprétatifs les plus divers : symboliques, psychanalytique etc. Ce type d’approche nous paraît, de toute évidence, hautement inefficace dans le cas du roman que nous sommes en train d’étudier. Dans son essai, Xudožestvennaja gipnologija i onejropoetika russkix pisatelej4, V.V. Savel’eva étudie la représentation littéraire du rêve dans un corpus d’œuvres d’auteurs russes, 1 « – En plus, j’ai même remarqué qu’au moment où je suis en train de rêver, le cauchemar a une telle apparence de réalité qu’il n’y a aucune possibilité de comprendre qu’il s’agit seulement d’un rêve. On peut toucher des objets, se pincer… – Mais alors, comment faites-vous pour distinguer le rêve de la veille ? – demanda le baron. – Quand je veille, j’ai une sensation claire et univoque de la réalité des événements. Comme maintenant, par exemple. – Et cette sensation-là, maintenant, vous l’avez ? – Ben oui – dis-je avec une certaine confusion – quoique cette situation, il faut l’avouer, est un peu inhabituelle. – Čapaev m’a demandé de vous emmener avec moi, pour que vous vous trouviez dans un endroit qui n’a aucun rapport ni avec vos cauchemars sur la maison d’aliénés, ni avec vos cauchemars sur Čapaev – dit-il le baron. – Regardez attentivement autour de vous. Ici, les deux rêves qui vous hantent sont pareillement illusoires ». Ibid., pp. 278-279. Sauf indication contraire, c’est nous qui faisons toutes les traductions. Pour ce qui est du roman de Pelevin, nous signalons, néanmoins, qu’il existe également une traduction du roman en français, parue en 1997 : Pélévine V., La Mitrailleuse d’argile, Paris, Seuil, 1997, 368 p. 2 « Pelevin c’est un poète, un philosophe, un chroniqueur de la frontière. Il rejoint les bouts entre les réalités. Dans le lieu de leur contact surgissent des effets artistiques saisissants, liés à des phénomènes d’interférence : une première image du monde se superpose à une autre et donne vie, ainsi, à une troisième qui se distingue, à son tour, des deux précédentes ». Генис А., «Поле Чудес», Звезда, n° 12, 1997, p. 2. 3 « J’eus alors un songe… » Пушкин А., Романы и повести, Волгоград, Нижне-Волжское книжное издательство, 1980, p. 238. 4 Савельева В., Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, 520 p. 5 considérés comme des classiques, qui va de Puškin à Nabokov en uploads/Litterature/ d-scagliusi-memoire 1 .pdf

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