Qu'est-ce qu'une rature ? Debiasi, Pierre-Marc Qu'est-ce qu'une rature? Ratures
Qu'est-ce qu'une rature ? Debiasi, Pierre-Marc Qu'est-ce qu'une rature? Ratures et Repentirs, (5ème colloque du cicada, Université de Pau, 1-3 décembre 1994) textes réunis par Bertrand Rougé, Publications de l'Université de Pau, 1996, pp. 17-47. ou http://www.pierre-marc- debiasi.com/litterature/affichetext.php?src_texte=rature.php&rubrique=Critique%20g%C3%A9n%C3%A9ti que%20et%20th%C3%A9orie%20de%20la%20litt%C3%A9rature (acesso 01 02 2011) Un jour de séminaire, au square Rapp, Barthes avait prononcé cette formule limpide et énigmatique : "la littérature, c'est la rature". L'oeuvre littéraire écrite d'un premier jet sans la moindre correction est probablement une fiction, une fable qui ne tient sa crédibilité que du croisement entre une certaine idée historique de l'héroïsme intellectuel -- la figure romantique de l'écrivain génial ou du prodige, qui constitue une figure cardinale de notre horizon d'attente depuis le XVIIIe siècle -- et l'existence de textes publiés ou aboutis dont les brouillons et les dossiers préparatoires ont totalement disparu. Les relations à la rature peuvent varier considérablement d'un auteur à l'autre et, chez un même écrivain, d'une oeuvre à l'autre, mais aucun exemple notable d'oeuvre littéraire rédigée sans recours à la rature n'est attesté dans l'histoire des manuscrits modernes. Certains créateurs développent une esthétique qui intègre la rature comme un instrument essentiel de l'écriture et lui vouent même une sorte de culte (Flaubert). D'autres la considèrent comme un pis-aller en regrettant l'obstacle qu'elle introduit dans le flux vital de l'invention écrite (Stendhal) : ils l'utilisent mais multiplient les astuces pour l'éviter ou en restreindre la pesanteur, par la dictée ou par des campagnes de corrections différées. Quelques-uns préfèrent limiter l'usage de la rature à une phase préparatoire de leur travail en acceptant d'intenses corrections préliminaires pour, ensuite, en être à peu près libérés (Aragon). Certains, enfin, y sont tellement allergiques qu'ils choisissent de ne jamais y recourir directement et s'obligent à de longs travaux de recopiage en accumulant une succession de versions variantes qui se substituent aux corrections par biffure mais ne font, en réalité, qu'en modifier l'aspect. Dans tous les cas, la genèse du texte littéraire semble bien donner raison à l'idée de Barthes : pas d'oeuvre littéraire sans rature. Et cette règle ne paraît souffrir aucune exception, même pour les formes les plus sophistiquées d'écriture immédiate, celles, par exemple, où le texte se borne en principe à enregistrer la dictée de l'inconscient : l'écriture automatique des surréalistes, dont le contrat d'authenticité anti-littéraire était réfractaire à tout usage de la rature, démontre que les auteurs n'ont jamais pu entièrement échapper à la tentation de la correction, y compris dans les oeuvres qui devaient jouer, à cet égard, le rôle de démonstrations expérimentales et de textes fondateurs. À la fiction du génie qui produit dans l'instant et sans effort par la seule mise en oeuvre de ses facultés, la rature oppose les réalités d'un travail intellectuel qui implique l'effort et la durée : un investissement dans le temps, un processus de recherche et de transformation qui reconnaît l'existence de problèmes à résoudre et de difficultés à surmonter, une représentation de l'activité artistique dans laquelle la dimension technique et érudite occupe, à côté du talent personnel et de l'intuition, une place non négligeable. Cette valorisation du travail littéraire en tant que tel a été étudiée dans sa perspective socio-historique et interprétée comme un phénomène majeur du XIXe siècle, contemporain de l'apparition d'une nouvelle image, professionnelle, de l'écrivain. Avec sa conception absolue du métier d'écrivain et ses dizaines de milliers de pages manuscrites couvertes de biffures, Gustave Flaubert représente l'une des figures emblématiques de ce nouvel état d'esprit. Comme instrument et comme trace du métier littéraire, la rature se trouve dotée d'une valeur symbolique particulière qui explique en partie pourquoi, vers 1830-1840, les écrivains commencent à conserver précieusement ces brouillons saturés de corrections sur lesquels se fonde aujourd'hui l'approche génétique de l'écriture. Mais cette solidarité de la rature et du travail vient de beaucoup plus loin : en dépit des mutations qui ont pu renouveler son statut vers le milieu du XIXe siècle, la notion de rature, en langue française est porteuse d'une longue histoire qui l'associe depuis toujours au monde de l'artisanat. Avec l'idée moderne de métier littéraire qui s'invente au moment où la notion même travail humain se redéfinit socialement et économiquement, c'est cette vieille association d'idées qui refait surface, change de signification et se met à prendre une valeur critique. Comme le suggère l'étymologie (rature = raclure) et, après elle, toute une tradition métaphorique dans le métadiscours littéraire sur le travail des écrivains et des poètes, la rature renvoie à l'idée du ciselage et de la finition à la lime. Les ratures sont les copeaux de métal et les grains de limaille qui constituent les résidus du travail : le dégrossissage et le tournage qui donnent à la pièce travaillée ses proportions et l'harmonie générale de sa forme, le ciselage des arabesques et des figures qui composent l'ornementation artistique proprement dite et, enfin, le limage, le ponçage et le polissage qui corrigent les dernières imperfections de surface en assurant à l'oeuvre son éclat et son miroitement définitifs. En plein XIXe siècle industriel, les théoriciens de l'art pour l'art, volontiers critiques vis à vis de l'image moderne du travail, reviennent justement à cette représentation de l'artisanat pour caractériser le "métier poétique" : la rature se pratique au ciseau ou à la lime ; c'est un travail sur mesure, réalisé à la main, par un homme de l'art qui y investit la totalité de son savoir-faire. C'est en se tournant vers le passé que "l'artisanat du style" invente l'idéal plus ou moins nostalgique d'un travail intellectuel non aliéné et le rêve d'une langue infiniment perfectible. Le culte de la rature a partie liée avec le rejet de l'ère industrielle. L'étymologie nous apprend encore autre chose. La rature est un déchet, un rebut : l'excédent de matière qu'il a fallu ôter pour qu'apparaisse la forme. Mais ce résidu n'est pas sans valeur : non seulement son dessin peut contenir une image inversée de la ciselure, mais surtout, la matière de ce résidu est aussi précieuse que celle de l'oeuvre. C'est même grâce à ce copeau que l'on pourra estimer la valeur métallique de l'objet : dans son acception primitive la plus technique la rature est un terme d'orfèvre et de changeur ; il désigne le petit copeau que l'on extrait d'un lingot ou d'un objet d'argent et que l'on jette sur des charbons ardents pour mesurer, d'après la couleur de la fusion, le titre du métal. Cela s'appelait "l'essai à la rature". À peu de chose près, la critique génétique ne procède pas autrement. La valeur artistique d'un manuscrit ne se mesure pas au nombre de ses ratures, mais l'approche génétique démontre que leur analyse, à chaque étape de la rédaction, en dit long sur l'intensité des processus qui structurent un avant-texte. À suivre de près la succession des campagnes de corrections qui constitue l'histoire du texte à l'état naissant, on en arrive souvent à la conclusion que l'essentiel de l'oeuvre s'est joué dans cet espace paradoxal où l'écriture ne se construit qu'en se déconstruisant. Espace paradoxal, car, contrairement à ce que semblait supposer la métaphore artisanale, la genèse de l'oeuvre ne ressemble nullement à un perfectionnement progressif de la forme où la rature jouerait son rôle correcteur dans une succession bien ordonnée de phases prévisibles. La rature de ciselage et de polissage existe bien entendu, mais, avec elle, à tout moment coexiste la correction de rupture : la rature massive et intempestive qui remet brutalement en cause ce qui jusque là paraissait le mieux assuré. Bref, la rature semble si solidement attachée à l'idée du travail littéraire qu'on en vient à se demander (non plus en terme de réalité mais en terme de validité) ce que vaudrait une oeuvre rédigée sans repentir ni correction. De tels manuscrits ont peut- être existé et l'histoire n'en a pas gardé de trace. Ceci explique sans doute cela. Comme le dit un vieux proverbe souvent cité par Michel Serres : le temps se venge toujours de ce que l'on a fait sans lui. Certes, le temps que les ratures font perdre à l'écrivain n'assure pas au texte une garantie de pérennité littéraire. Mais l'avenir de l'oeuvre, ses chances auprès des générations futures ne dépendraient-ils pas, pour une large part, de la durée de vie que l'écrivain lui a consacré en permettant à l'écriture de revenir sur elle-même? S'il s'agit pour le texte d'échapper à la forclusion du temps, de se construire une densité qui lui permette d'échapper à la logique des modes et des engouements éphémères, l'une des techniques majeures n'est-elle pas, pour l'écrivain, d'anticiper les aléas de la réception, de soumettre l'oeuvre, dès sa naissance à l'épreuve d'une multitude de micro-lectures qui, à chaque étape de son élaboration, testent localement son homogénéité organique et sa capacité de résistance? La rature est toujours l'effet d'une lecture probatoire mais paradoxale qui cherche à évaluer ce qui existe à l'échelle de ce qui n'existe pas encore : l'écriture s'y remet en question à travers une expérimentation clinique du déjà-écrit qui postule la réalisation quasi finale d'une forme probante. À uploads/Litterature/ debiasi-qu-est-ce-qu-une-rature.pdf
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- Publié le Apv 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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