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1 [Journée ANR, Toulouse 2, 28 avril 2008. Invitation Jean-Christophe Goddard et Pierre Montebello.] Derrida lecteur d’Artaud La déconstruction à sens unique Par Charles Ramond, ramond.charles@wanadoo.fr Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 EA 4201 LNS -L’intérêt de Derrida pour Artaud est constant et durable : 4 textes principaux, qui s’étendent du tout début de la production de Derrida (1965) aux dernières années de sa vie (il décède en 2004) : (voir exemplier, début) : I-« La parole soufflée » (Tel Quel 20, hiver 1965, repris dans L’écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967) II-« Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation » (Critique, 230, Juillet 1966) III-« Forcener le subjectile » (in Artaud, portraits et dessins, Gallimard, 1986). IV-Artaud le Moma –Interjections d’Appel, Galilée 2002. Comment aborder, en si peu de temps, une telle masse de textes, dont la plupart sont assez complexes et difficiles ? Je vais d’abord écarter l’idée d’un traitement équilibré, ou équitable, entre les deux auteurs, ce qui n’aurait pas grand sens : car il faudrait par exemple entreprendre, d’abord de voir comment Derrida lit Artaud, puis se demander s’il le lit correctement : mobiliser alors une lecture d’Artaud différente, mais laquelle ?, et argumenter… ce serait infini, et je ne veux pas prendre ici le rôle (même et surtout s’il m’arrive de le jouer ailleurs) de l’évaluation (l’a-t-il bien lu ? l’a-t-il mal lu ? nous permet- 2 il ou non de le « comprendre » mieux ?), qui aurait de toute évidence un côté dérisoire. Je vais donc rester centré sur Derrida, et sur les questions qui se posent à lui dans ses nombreuses et riches lectures d’Artaud. À vrai dire, je vais même essayer de lire, à travers Derrida lecteur d’Artaud, une question directement philosophique, qui n’a jamais cessé de préoccuper Derrida au plus haut point, et que visiblement il a trouvé si difficile qu’il a déployé des trésors d’inventivité conceptuelle pour la résoudre, sans jamais être pleinement satisfait du résultat : c’est la question, tout simplement de la nature et de la possibilité même d’un commentaire philosophique d’une œuvre littéraire. C’est là précisément, je crois, qu’apparaîtrait (ou qu’apparaîtra peut-être au cours de mon exposé) la profondeur de l’erreur qui consiste à penser que Derrida se situe un peu entre la littérature et la philosophie, trop littéraire pour être vraiment philosophe, trop philosophe pour être vraiment littéraire, etc, bref, qu’il occuperait une sorte d’entre deux. Tout au contraire, les nombreux commentaires (j’utilise ce terme pour l’instant, mais l’exposé montrera à quel point il faudra le réélaborer) que Derrida a fait de textes littéraires montrent chez lui une très claire conscience de la distance absolument infranchissable qui sépare littérature, arts, et philosophie, et de la nécessité douloureuse, pourtant, de sans cesse essayer de combler cette distance. Cette question occupe par exemple tout l’énorme Glas (1974), qui développe une lecture de Genet et en même temps théorise une méthode complète du commentaire philosophique du texte littéraire. J’ai expliqué cela assez en détail dans un article intitulé « Glas, un guide de Lecture » (in Derrida –La déconstruction, aux PUF, 1965), j’en ferai mention dans la mesure où cela permettra de bien poser le problème qui m’intéresse aujourd’hui, et d’en esquisser la solution –car je ne suis pas d’avis de me contenter, en philosophie, de poser des problèmes, ce qui m’intéresse surtout est de les résoudre. Dans ce recueil Derrida –La déconstruction, on trouvera également un texte de Jean-Christophe Goddard « Œuvre et destruction : Jacques Derrida et Antonin Artaud », dans lequel est très remarquablement exposé tout le rapport thématique ou philosophique entre les deux auteurs. J’aurai sans doute quelques mots à dire de mon point de vue sur ce rapport thématique, mais pour l’essentiel il était inutile que je revienne sur cette question si bien et si complètement traitée par mon collègue et ami ici présent. J’aborderai donc aujourd’hui la question de la lecture d’Artaud par Derrida d’une façon tout à fait différente, par le biais de l’examen du statut ou de la nature du texte ou du geste du « commentaire ». Comme bon nombre de philosophes de la tradition, et comme bon nombre d’entre nous, Derrida a toujours été intéressé par la littérature, le dessin, la peinture, etc. Et d’une certaine façon, quoi de plus naturel, d’abord en soi, et quoi de plus naturel aussi que de s’inscrire dans la grande tradition philosophique de commentaire des œuvres littéraires, depuis l’Ion de Platon, la poétique d’Aristote, jusqu’à Kant Hegel, Nietzsche et Heidegger, pour ne citer que quelques noms d’Auteurs de lectures philosophiques de la littérature 3 ou de l’art, commentaires d’ailleurs parfois objets de la part de Derrida lui- même de très minutieuses reprises. Parmi les contemporains de Derrida, on ne peut manquer ici d’évoquer Deleuze, Badiou, Foucault, autant de philosophes amenés à un moment ou à l’autre à se confronter à des œuvres littéraires. Il y a sur ce sujet une thèse remarquable de Philippe Sabot (mcf à Lille je crois). Derrida avait ambitionné d’écrire une thèse sur Diderot, qui, comme Artaud, avait abondamment écrit sur la peinture (Derrida compare explicitement les deux écrivains, sur ce point, dans Artaud le Moma). Plus proche encore, la figure de Sartre ne pouvait manquer d’exercer son attraction sur Derrida comme sur tous ses contemporains. Sartre est né en 1905, Derrida en 1930, il y a 25 ans, une génération exactement entre les deux. Or Sartre ne cesse de commenter philosophiquement les écrivains : c’est même la partie principale de son œuvre, qu’on pense à tous ses fameux articles sur la littérature, à son Baudelaire, mais aussi et surtout à son Genet et à son Flaubert (et Sartre a aussi écrit, on le sait, sur la peinture du Tintoret). De ce point de vue, la lecture de Genet que Derrida publie dans Glas en 1974 est de toute évidence et avant toute chose un « anti-Sartre ». Outre la rivalité générationnelle, on peut difficilement imaginer des philosophies plus opposées que celles de Derrida et de Sartre. Mais de façon frappante, les critiques de Derrida, parfois violentes voire agressives à l’égard de Sartre, portent principalement sur le geste accompli par Sartre à l’égard de Genet, geste d’accaparement ou d’arraisonnement dérisoire : (1) « Essayer de l’arrêter, une fois de plus, comme en 1952, où, à la sortie de prison, l’ontophénoménologue de la libération […] insistait pour vous remettre, en main propre, en lieu sûr, les ‘clés’ de l’homme-et-l’œuvre- complète, leur ultime signification psychanalytico-existentielle. » (Glas, pp. 36- 37). Mais geste en réalité impérieux, violent, et « maladroit ». Dans Artaud le Môma, Derrida (p. 23 et suivantes) prend visiblement un grand plaisir à commenter le dessin d’Artaud sur « la maladresse sexuelle de Dieu ». Mais comment ne pas y voir un retour sans doute inconscient de la violente accusation portée dans Glas contre la « maladresse sexuelle »… de Sartre ? : (2) « Si vous montrez naïvement, comme un puceau fiérot, inquiet de ce qu’on risque de méconnaître son tube, ce que vous savez faire avec la langue –couper, recomposer, déplacer, agglutiner, etc- tout est raté. C’est comme une éjaculation précoce. Même pas le temps de bander. Et puis vous croyez et vous voulez faire croire que vous êtes le maître de ce travail de la langue : elle ne s’élabore plus, elle ne bande plus. Et finalement elle reste intacte, inaffectée, ininfectée. Il y a plus de jouissance […] à faire comme si le poisson restait entier, encore vivant, dans les mailles, d’autant plus mobile, glissant, fuyant, qu’il se sait menacé ». (Glas, p. 187). 4 Il y aurait peut-être, dans la réaction de Derrida vis à vis de Sartre (je généralise ici, car ce qui est dit du Saint Genêt vaut pour une certaine posture philosophique traditionnelle et sans cesse combattue par Derrida), quelque chose de la réaction de Pascal à l’égard de Descartes : « inutile et incertain ». Derrida veut avant toute chose éviter de prendre, vis à vis d’un écrivain ou d’un peintre, la position de surplomb traditionnelle du philosophe pourvoyeur de sens, et qui lui fait horreur, même s’il sait très bien qu’il est difficile de l’éviter (ce sera une de ses désillusions dans Glas, et, nous le verrons plus loin, aussi dans « Forcener le Subjectile »). Mais si le commentaire philosophique d’une œuvre littéraire ne consiste pas à l’expliquer, à en donner le sens, à « dire ce qu’elle veut dire » (gestes que Derrida refusera toujours, de toutes ses forces et de toute son ironie), en quoi peut donc bien consister un tel « commentaire », et que peut-on en attendre ? Questions « naïves », dira-t-on peut-être, mais que justement, Derrida a choisi d’affronter directement, explicitement, dès les premiers mots (à vrai dire, dès le premier mot) de son premier texte sur Artaud, « la parole soufflée » : (3) « Naïveté du discours que nous ouvrons ici, parlant en direction d’Antonin Artaud » [je souligne, CR]. (« La parole uploads/Litterature/ derrida-lecteur-d-artaud.pdf

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