Antoinette Rouvroy - Page 1 sur 16 Version pré-publication. Dernières révisions

Antoinette Rouvroy - Page 1 sur 16 Version pré-publication. Dernières révisions le 06/08/2014. DES DONNEES SANS PERSONNE : LE FETICHISME DE LA DONNEE A CARACTERE PERSONNEL A L’EPREUVE DE L’IDEOLOGIE DES BIG DATA. Parcourue par des logiques de flux et de valorisation des flux, notre époque serait marquée ou se démarquerait - si l’on peut dire - par une « explosion » des volumes de données numériques, reflétant le monde jusque dans ses moindres événements sous une forme éclatée, segmentée, distribuée, décontextualisée, déhistoricisée1, ou, pour le dire autrement, sous forme de données individuellement a-signifiantes mais quantifiables, opérant comme de purs signaux en provenance du monde connecté, métabolisables à grande vitesse par les systèmes informatiques. L’enregistrement systématique et par défaut de quantités massives de données numériques et les nouvelles possibilités d’agrégation de ces données (datamining) met à disposition des autorités publiques et des entreprises privées une nouvelle sorte de « savoir », fondé sur des données triviales, pas nécessairement privées par nature, mais qui, en raison de leur quantité (plus que de leur qualité), nous exposent individuellement et collectivement à une série de risques inédits, irréductibles aux enjeux de protection de la vie privée et de protection des données à caractère personnel.2 C’est de quelques-uns de ces risques inédits que nous voudrions esquisser ici une amorce de diagnostic. Disons tout de suite que ces risques inédits ne tiennent pas tant à une plus grande visibilité, ou à une perte relative d’anonymat ou d’intimité des individus qu’à : 1) un court-circuitage des capacités d’entendement, de volonté et d’énonciation des individus, et donc de la fonction-personne3, par des systèmes informatiques capables prendre de vitesse, littéralement, et de neutraliser ceux des effets de l’incertitude radicale qui seraient suspensifs des flux (de données, d’objets, de capitaux, de personnes,…) ; 2) une hypertrophie de la sphère privée (l’intensification de la personnalisation algorithmique des environnements et interactions numériques) ; 3) une raréfaction des occasions d’exposition des individus à des choses qui n’auraient pas été pré-vues pour eux, et donc un assèchement de l’espace public (comme espace de délibération, de formation de projets non rabattus sur la seule concurrence des intérêts individuels), ces choses non pré-vues, étant précisément constitutives du commun, ou de l’espace public. 1 Cette déhistoricisation questionne la possibilité même d’identifier ce qui, de ce qui surgit dans le monde contemporain serait susceptibles de “faire époque” ou de “faire événement”, indépendemment du phénomène de numérsation massive lui-même. 2 A cet égard, lire notamment Gray, David C. and Citron, Danielle Keats, « A Technology-Centered Approach to Quantitative Privacy », 14 août 2012. SSRN: http://ssrn.com/abstract=2129439. 3 Notons d’emblée à propos de la fonction-personne – laquelle rappelle, inévitablement, la fonction-auteur chez Michel Foucault (« Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63ème année, n.3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104) – que l’ellipse de la personne dans les univers virtuels, à la différence de la disparition de l’auteur, ne donne lieu à aucune vacance de fonction, à aucun manque, l’ « intelligence des données » pourvoyant à tout. Antoinette Rouvroy - Page 2 sur 16 Version pré-publication. Dernières révisions le 06/08/2014. 1. Une carte sans territoire. L’univers numérique se compose, dit-on, plus de mille-deux-cent milliards de milliards d’octets, dont quatre-vingt-dix pourcents auraient été produits dans des deux dernières années, et dont le nombre devrait être multiplié par dix d’ici 2020 en raison de la mise en réseau d’un nombre croissants d’objets équipés de puces RFID et capables de communiquer entre eux, et donc de produire, eux aussi, des quantités gigantesques de données.4 Il nous est difficile de nous représenter cette gigantesque carte sans territoire. A dire vrai, Big Data signifie surtout le franchissement d’un seuil à partir duquel nous serions contraints (par la quantité, la complexité, la rapidité de prolifération des données) d’abandonner les ambitions de la rationalité moderne consistant à relier les phénomènes à leurs causes, au profit d’une rationalité que l’on pourrait dire post-moderne, indifférente à la causalité, purement statistique, inductive, se bornant à repérer des patterns, c’est-à-dire des motifs formés par les corrélations observées non dans le monde physique mais entre des données numériques, indépendamment de toute explication causale. La répétition de ces « motifs » au sein de grandes quantités de données leur confèrerais une valeur prédictive. Ainsi voit-on apparaître grâce à la visualisation algorithmique des relations subtiles (des relations qui n’auraient pas été perceptibles autrement) entre les données un tout nouveau type de « savoir », exploitable dans une multitude de domaines (astronomie, climatologie, épidémiologie, sciences sociales5, économie et finance6…). L’ « intelligence » des algorithmes consiste en leur capacité à traiter statistiquement ces quantités massives, complexes (textes, images, sons, localisations, trajectoires,…), relativement peu structurées, de données dans un temps record, pour en faire surgir non pas des relations causales explicatives mais des corrélations statistiquement signifiantes entre des éléments a priori sans rapport, c’est-à-dire des profils exploitables notamment pour détecter, sans avoir à les rencontrer ni à les interroger personnellement, les risques et opportunités dont sont porteuses des personnes. Devient alors actuel par avance ce qui n’existait que sur le mode de la potentialité. Le domaine d’application qui nous intéressera ici, bien sûr, sera celui de la modélisation ou du profilage des comportements humains à des fins diverses sur base des données émanant des individus, des contextes dans lesquels ils vivent, ou produites automatiquement. 2. Un univers sans sujet ni forme. "Il s'est constitué un monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre." (Robert Musil, L'homme sans qualités, I, trad. Ph. Jacottet, Seuil, p. 179) 4 http://france.emc.com/leadership/digital-universe/index.htm 5 Pour une critique de l’exploitation des Big Data pour la recherche en sciences sociales, voir les travaux de Dominique Cardon. 6 Les algorithmes de trading à haute fréquence exécutent des transactions financières sur la base de recommandations faites par des algorithmes statistiques capables de détecter les fluctuations boursières avant qu’elle ne se produisent et d’y « réagir par avance » en quelques microsecondes. Au point que l’on pourrait se demander dans quelle mesure la rapidité de détection et de réaction pourrait évoquer le délit d’initié (je remercie pour cette suggestion stimulante Jérémy Grosman, doctorant au Centre de Recherche en Information, Droit et Société de l’Université de Namur). Antoinette Rouvroy - Page 3 sur 16 Version pré-publication. Dernières révisions le 06/08/2014. A la différence du monde physique, l’univers numérique, déterritorialisé, n’est peuplé d’aucun objet, d’aucune forme résiliente, mais seulement de réseaux de données. A fortiori, aucun corps individuel, subjectif, actuel, susceptible d’événement, ne s’y peut rencontrer. L’unique sujet qui est aussi l’unique souverain de l’univers numérique est un corps statistique, impersonnel, virtuel, moulage générique et changeant des « risques et opportunités » détectés en temps réel, nourris de fragments infra-personnels d’existences quotidiennes agrégés à un niveau supra-individuel sous forme de modèles de comportements, ou profils, auxquels correspondent, par certaines combinaisons de traits chaque fois spécifiques, une multitude de personnes. Aussi ne sommes-nous bien souvent même plus identifiables comme auteurs ni émetteurs des données « qui comptent » et qui nous gouvernent : les « données brutes », lesquelles sont de fait soigneusement nettoyées des traces de leur contexte originaire et de toute signification singulière. Il en résulte que, contrairement à l’intuition majoritaire, nous n’avons peut-être jamais été, dans nos singularités respectives, moins significativement visibles que dans l’univers numérique. D’ailleurs, qui nous sommes singulièrement, quelle est notre histoire, quels sont nos rêves, quels sont nos projets – ces dimensions autobiographiques de nos personnes inaccessibles dans l’actualité pure de l’immédiateté - tout cela intéresse sans doute, dans des proportions variables, nos « amis » des réseaux dits sociaux, mais cela n’intéresse fondamentalement ni Google, ni Facebook, ni la NSA, ni Amazon, ni aucun de ceux qui nous « gouvernent ». Nous n’intéressons plus tous ceux-là, et d’autres encore, qu’en tant qu’agrégats temporaires de données exploitables en masse, à l’échelle industrielle, une fois décontextualisées, purifiées de tout ce qui aurait pu les rattacher à ce qui fait la singularité d’une vie. Pour construire un « profil » - afin de pouvoir « capitaliser » sur les risques et opportunités dont nous sommes porteurs - les données de nos voisins sont aussi bonnes que les nôtres. Comme les « modèles » ou « profils » sont construits au départ de données en provenance de grandes quantités d’individus, et que les données relatives à l’un des individus sont tout aussi (peu) signifiantes que celles d’un autre pour la modélisation, des données très peu personnelles, en très petite quantité, suffisent à produire à l’égard de n’importe quel individu des savoirs « nouveaux », c’est à dire à inférer certains éléments sans rapport immédiat avec les données « qui le concernent » mais qui permettent néanmoins de le « cataloguer »7. Nous ne faisons plus « autorité » en tant qu’individus, pour rendre compte de nous-mêmes face au profilage algorithmique.8 « Ce qui est réel – pour autant que l’on puisse supposer qu’une telle chose existe en elle-même – n’importe pas ; ce qui importe est ce que 7 Martijn van Otterlo, « Counting Sheep: Automated Profiling, uploads/Litterature/ des-donnees-sans-personne-le-fetichisme-de-la-donnee-a-caractere-personnel-a-l-x27-epreuve-de-l-x27-ideologie-des-big-data.pdf

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