DOSTOÏEVSKI Tragédie Mythe Religion Viatcheslav Ivanov DOSTOÏ EVSKI Tragédie My

DOSTOÏEVSKI Tragédie Mythe Religion Viatcheslav Ivanov DOSTOÏ EVSKI Tragédie Mythe Religion Essai Traduit du russe par Louis Martinez Avant-propos de Jacques Catteau Introduction d'Andreï Chichkine É D I T I O N S D E S S Y R T E S 74, rue de Sèvres, 75007 Paris Édition originale : Dostojewskij : Tragôdie-Mythos-Mystik, Tiïbingen, J. С. B. Mohr, 1932. © Il Mulino, Bologne, 1994, pour l'introduction d'Andreï Chichkine. © Dimitri Ivanov. © Éditions des Syrtes, 2000, pour l'édition française. Avant-propos Tout génie a son livre inspiré : Balzac a celui d'Ernst Robert Curtius, Dostoïevski, celui de Viatcheslav Ivanov. L'ampleur, l'élévation, la clarté, la fulguration, la noblesse de l'écriture en sont les signes indubitables. Ces ouvrages sont le fruit mira­ culeux d'un culte ambiant et d'une adhésion personnelle où le disciple, plus que le critique, épouse si ardemment et étroite­ ment son objet qu'on en ressort convaincu, ébloui aussi. Pour nous guider avec la clairvoyance d'un Dante dans la complexité labyrinthique d'un Dostoïevski, il fallait un esprit puissant, de culture universelle, une voix naturellement lyrique, une plume ailée qui se joue des obscurités romanesques qu'on croit apercevoir. Ce fut Viatcheslav Ivanov, né à Moscou en 1866 et décédé à Rome en 1949, son fertile asile depuis 1924. N'avait-il pas été le maître incontesté du symbolisme russe, le poète subtil et profond de l'Âge d'argent qui conviait à ses « mercredis » dans sa Tour au-dessus du Jardin de la Tauride - un simple septième étage d'un immeuble pétersbourgeois - la fine fleur de l'intelligentsia russe : Alexandre Blok, Andreï Biély, Nikolaï Goumiliev, Anna Akhmatova, Nikolaï Berdiaïev, Sergueï Diaghilev, Ossip Mandelstam, Alexandre Scriabine et tant d'autres ? N'était-il pas aussi l'humaniste d'une rare érudi­ tion, spécialiste de l'Antiquité - il avait fréquenté le séminaire de Theodor Mommsen - et passionné de la Renaissance ? N'était-il pas enfin le philosophe et l'historien renommé des religions qui voyaient dans le christianisme l'aboutissement final du « champ labouré » par Dionysos ? L'édifice qu'il bâtit ici s'ordonne magnifiquement en trois méditations précisément nourries de sa riche personnalité. Le poète et le critique, relayés par l'helléniste, définissent d'abord la forme romanesque par une synthèse qui, depuis, fait florès : le «roman-tragédie». Ensuite, l'historien et le penseur symbo­ liste exhument les mythes anciens dans les personnages et les leitmotive de l'écrivain. Enfin, le métaphysicien et le chrétien dégagent l'asymptote de la création dostoïevskienne «l'hagio- logie», vocable que le grand romancier qui rêvait d'écrire «la Vie d'un Grand Pécheur » aurait fui mais volontiers contresigné. La pierre angulaire de l'ensemble insécable que forme le livre d'Ivanov est cette action d'Eros qui ancre l'Autre dans une réalité non pas relative mais absolue, ce célèbre « tu es, donc je suis», fondement de la création romanesque. Découverte que Mikhaïl Bakhtine reprendra dans sa Poétique de Dostoïevski mais en la décapitant, hélas, de sa flèche transcendantale. Présentée de cette manière ramassée, l'ascension semble abrupte. Ce n'est qu'impression. Le chemin que nous parcourons avec Viatcheslav Ivanov est progressif, vivant, concret. Unissant sa voix tantôt à celle du romancier, tantôt à celles des person­ nages, il nous fait revivre de l'intérieur Crime et Châtiment, L'Idiot, Les Démons et surtout Les Frères Karamazov, Sans perdre de vue la haute synthèse, il anime l'arène tragique où Lucifer le rebelle et Ariman le destructeur lancent leurs assauts contre Dieu dans le cœur de l'homme. C'est de la chair même de l'œuvre dostoïevskienne que naît l'intuition d'Ivanov, jamais d'un a priori. Qui n'a pas lu ces pages inédites en France (sauf un frag­ ment d'article antérieur au livre traduit par Pierre Pascal dans le Cahier de VHerne consacré à l'écrivain russe) ne peut entrer en Dostoïevski et comprendre ce qu'Ivanov nomme, dans un superbe oxymoron, son « réalisme mystique », cet art qui s'élève « des choses réelles aux choses plus réelles » : a realibus ad realiora. Jacques CATTEAU. Introduction Du septième étage d'un immeuble coiffé d'une tour, au coin des rues de Tver et de la Tauride, on pouvait voir un parc, un petit lac avec des cygnes et, plus loin, au-delà du parc et de la Neva, la silhouette fantastique de tout Pétersbourg, jusqu'aux lointaines forêts à l'horizon. C'est là, dans l'appartement de Viatcheslav Ivanov, dénommé la Tour, que poètes, philosophes et artistes se réunissaient dans les années 1905-1912. C'était une période d'un foisonnement particulier, unique et inouï de la culture russe, à juste titre définie par certains histo­ riens comme l'époque de la renaissance nationale. L'art y était pensé comme un instrument de transfiguration du monde, ins­ trument de connaissance et de connaissance de soi, un instru­ ment d'union, au sens immédiat et le plus profond du terme. Son idéal, son modèle, était l'art universel du passé. Un des centres de cette culture était le cercle qui se réunissait les mercredis dans la Tour. Ici défilaient les poètes majeurs de l'époque, des phares du monde littéraire tels que A. Blok, F. Sologoub, D. Merejkovski, Z. Hippius, A. Biély, V Brioussov, des historiens de l'Antiquité classique tels que M . Rostovtsev et T. Zélinski, des historiens de la littérature, M . Guerchenson et P. Chtchegolev, des artistes dont M . Doboujinski et K. Somov, le metteur en scène Meyerhold. Également significative était la participation aux mercredis de jeunes philosophes tels que N . Berdiaïev et V. Ern. En général, ils étaient appelés à présider ces conversations originales que V. Ivanov et les habitués de la tour avaient coutume d'appeler « symposiums ». Leur modèle et schéma était le banquet socratique. Le banquet, auquel, participaient aux côtés de Socrate, des poètes, dramaturges et de simples amis, est lié à une forme de dialogue par principe ouverte et inachevée, à une pluralité de points de vue, à l'absence de tout pouvoir d'une quelconque autorité. Le choix de la forme du banquet dévoilait le sens pro­ fond des réunions de la Tour : développement et connaissance de soi au moyen de l'art, dialogue de l'art avec la philosophie. Dans ce « laboratoire culturel très raffiné », selon la pertinente définition de Berdiaïev, naissaient les idées qui allaient se déve­ lopper au cours du XX e siècle. Parmi elles, l'idée du dialogue, pensé dans une perspective philosophique et religieuse, et la découverte de Dostoïevski comme artiste-penseur. Le critique populiste Nikolaï Mikhaïlovski, guide de la précé­ dente génération littéraire, avait déclaré, dans un article très célèbre republié maintes fois dans les années 1880-1890, que le talent artistique de Dostoïevski était « cruel » et unilatéral et que, par conséquent, sa mémoire « s'écroulait avec fracas ». L'apprécia­ tion négative de l'héritage littéraire dostoïevslrien s'unissait, chez Mikhaïlovski et dans toute la critique de tendance «démocra­ tique », au refus des idées de l'auteur, considérées comme réaction­ naires et obscurantistes. Gorki eut une attitude toujours négative vis-à-vis de l'œuvre de Dostoïevski et Lénine alla jusqu'à le définir d'« archi-malfaisant1 », déterminant, envers l'écrivain, une attitude qui demeura inchangée pendant toute la période soviétique2. Mais les convictions esthétiques et idéologiques des sympo­ siums donnés dans la Tour étaient diamétralement opposées au système de valeurs de la génération de Mikhaïlovski et de ses 1. V. I. Lenin, Sobranie soâinenij (Œuvres complètes), tome 35, 4e éd. p. 107. Selon le témoignage de N . Valentinov, Lénine aurait dit de Dostoïevski : «Je n'ai pas de temps pour cette ordure » (N. Valentinov, Vstredi s Leninym [Rencontres avec Lénine], New York, 1953, p. 85). 2. Voir aussi V. Seduro, Dostoevsky in Russian Literary Criticism, 1846-1956, New York, 1957. adeptes du XXe siècle. Les protagonistes du nouvel art du début du siècle, Merejkovski, Rozanov, Viatcheslav Ivanov, S. Boulgakov, Berdiaïev, créèrent un véritable « culte de Dostoïevski ». Ce culte ne se limitait pas à l'aspect proprement littéraire de l'œuvre de l'écrivain. Rozanov, par exemple, affirmait en 1894 que le sens ultime des problèmes posés par Dostoïevski n'avait pas encore été exprimé et qu'ils seraient résolus par l'histoire russe et mondiale. Selon Berdiaïev, Dostoïevski « fut un vrai philosophe, le plus grand philosophe russe [...]. Depuis longtemps nous phi­ losophons sur les choses ultimes sous le signe de Dostoïevski3 ». Dostoïevski pour eux n'était pas seulement un écrivain, mais aussi le créateur d'une conscience nouvelle, d'une nouvelle pen­ sée sur le monde et, en définitive, d'un certain univers nouveau. Ce fut ainsi que cette pléiade créa en Russie au cours des deux premières décennies du siècle « son propre Dostoïevski ». Certes, celui de Rozanov était profondément différent de celui de Viatcheslav Ivanov et essentiellement autre chez Berdiaev. Mais en même temps il se distinguait radicalement, pour ainsi dire, du Dostoïevski de l'école freudienne (particulièrement à la mode après le célèbre livre Dostoïevski et le parricide de 1927) ainsi que du Dostoïevski des existentialistes français. Dans la tour d'Ivanov, « Dostoïevski était appelé tout simple­ ment Fiodor Mikhaïlovitch, comme s'il s'agissait d'un confrère, en tout cas d'une bonne relation 4 », rappelle un des habitués. Des échos d'une telle attitude sont reconnaissables aussi dans les premières pages du livre d'Ivanov que nous allons ici présen­ ter. uploads/Litterature/ dostoievski-ivanov.pdf

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