LA VISION ROMAINE DE L’ÉTRANGER STÉRÉOTYPES, IDÉOLOGIE ET MENTALITÉS Michel DUB

LA VISION ROMAINE DE L’ÉTRANGER STÉRÉOTYPES, IDÉOLOGIE ET MENTALITÉS Michel DUBUISSON* « L’Anglais de la haute classe est noble et distingué. L’Anglais de la basse classe est vil et bestial Le Prussien est adonné aux arts et aux sciences Le Moscovite est attaché à la personne de son souverain Le François a l’esprit vif et subtil. Il est fier et loya et a un sentiment très noble de l’idée de Patrie Le Japonais est athlétique, cruel et vindicatif On a peu de renseignements sur le Papou. »1 (1) INTRODUCTION AUJOURD’HUI Il y a deux façons de regarder l’autre. Aujourd’hui comme autrefois, l’observation de type ethnographique, s’efforçant à l’objectivité, est nécessairement réservée à un petit nombre de privilégiés, qui ont la possibilité de se mêler suffisamment longtemps à la vie quotidienne d’un peuple étranger et qui sont en mesure d’émettre des jugements nuancés et non prévenus. La plupart des gens, au contraire, tendent naturellement à se satisfaire d’appréciations sommaires, fondées sur des généralisations abusives reproduites sans vérification, quand elles ne sont pas inventées de toutes pièces. Les Écossais sont avares ; les Anglais sont flegmatiques ; les Polonais boivent trop ; les Français sont chauvins, ignorent la géographie et font bien l’amour — autant de clichés stéréotypés assez connus et assez répandus pour donner naissance à des expressions proverbiales (« soûl comme un Polonais ») ou pour être utilisés de manière implicite (les histoires drôles concernant les Ecossais). Ce type de préjugé, parfois bien enraciné, est évidemment susceptible d’une utilisation humoristique2 (2). Il peut aussi avoir des conséquences beaucoup moins plaisantes. Quand un test proposé à des enfants d’une école primaire du Sud des Etats-Unis fait apparaître qu’un certain * Une première version de cette étude avait été présentée (sous le titre Stéréotypes racistes et réputation des peuples dans l’antiquité) dans le cadre des conférences de recyclage de la section de philologie classique de l’Université libre de Bruxelles, le 26 février 1983. Cette origine explique le caractère volontairement sommaire de l’appareil scientifique et de la bibliographie. — Ce texte a ensuite été publié dans les Cahiers de Clio, 81 (printemps 1985), p. 82–98. 1 Extraits de la Géographie à l’usage des enfants, de l’abbé Delarue (Paris, 1827), cités d’après le Dictionnaire Canard (numéro spécial du Canard enchaîné, décembre 1956), p. 22, art. Géographie. 2 Cf., par exemple, P. DANINOS, Les carnets du major Thompson, ou G. MIKES, How to be an Alien. © Université de Liège — Département de langues & littératures classiques nombre d’entre eux considèrent comme un fait bien établi que « Les Noirs sont paresseux »3 (3), il est clair que l’on a changé de registre. Il n’y a pourtant pas de différence qualitative entre les deux assertions « les Écossais sont avares » et « les Noirs sont paresseux » : la tendance à masquer le refus de l’autre par des jugements sommaires est la même dans les deux cas. Seulement, le second de ces préjugés peut servir à justifier l’apparition de comportements hostiles à l’égard de représentants du peuple visé, surtout s’ils sont en contact avec ceux qui l’émettent ou le reproduisent. C’est donc tout le problème, relevant de la psychologie sociale, des conduites racistes ou para-racistes et de l’attitude envers les immigrés dans les sociétés occidentales modernes qui est ainsi posé à partir de la question, à première vue anodine, des « stéréotypes ». Le racisme proprement dit, qui implique une référence à la notion pseudo-biologique de « race » et n’apparaît donc qu’avec les sociétés occidentales modernes, n’est qu’une petite partie de cet ensemble, même s’il a généralement les conséquences les plus graves. Le terme tend d’ailleurs aujourd’hui à se généraliser, à tort ou à raison, pour désigner toute espèce d’attitude ou de conduite hostile à l’autre (« racisme anti-jeunes »). Il me paraît cependant préférable de réserver son emploi aux préjugés liés à des traits considérés comme héréditaires : on distinguera ainsi, par exemple, l’antisémitisme moderne, qui est une forme de racisme (le nez crochu des Juifs), de l’antijudaïsme antique, xénophobie aux fondements religieux et culturels. DANS LE MONDE GREC Le monde antique n’est pas plus que le nôtre exempt de préjugés ethniques devenus des stéréotypes et qui influencent ou justifient le comportement envers l’autre. Pour les Grecs, et en particulier les Athéniens, qui nous ont laissé le plus grand nombre de textes écrits et donc de témoignages, les Béotiens sont particulièrement bornés, — réputation qu’ils ont gardée jusqu’à nos jours, — les Lacédémoniens sont rudes, austères, frugaux, bien gouvernés (c’est le « mirage spartiate », qui exercera une étrange fascination sur beaucoup d’intellectuels athéniens), les Crétois sont menteurs, les peuples d’Asie mineure, Phrygiens, Lydiens, Cariens, mènent une vie de luxe et de débauche, les Phéniciens sont retors, et ainsi de suite. On assiste, tout comme aujourd’hui, à l’utilisation implicite de tels préjugés, non seulement dans des histoires drôles (les Grecs ont aussi, si l’on peut dire, leurs « histoires belges », qui mettent en scène les habitants d’Abdère)4 (4), mais même dans des raisonnements d’apparence très objective. L’historien Polybe (VIII, 15–21) va jusqu’à reprocher son sort au rebelle séleucide Achaios, amené par tromperie à sortir de la citadelle où il s’était réfugié, attiré dans une embuscade et assassiné. Il n’a eu que ce qu’il méritait : quelle idée aussi d’avoir fait confiance à des Crétois ! Ce stéréotype, particulièrement répandu, va d’ailleurs jusqu’à se lexicaliser : krêtizein, « faire le Crétois », en grec, c’est « mentir, tromper », de même qu’en latin graecari, « faire le Grec », s’appliquera à ceux qui mènent une vie jugée dissolue. DANS LE MONDE ROMAIN 3 Cité par M. BANTON, Sociologie des relations raciales (cf. orientation bibliographique), p. 321. 4 On les trouvera dans le recueil anonyme d’époque tardive intitulé Philogelôs (L’ami du rire), édité par A. Thierfelder (Munich, Heimeran, 1968). Par exemple : « Un Abdéritain, voyant un eunuque en conversation avec une femme, demanda s’il s’agissait de son épouse. On lui rétorqua qu’un eunuque ne pouvait avoir d’épouse. — C’est donc sa fille, conclut-il. » (no 115). © Université de Liège — Département de langues & littératures classiques Car les Romains ont aussi ce genre d’attitude : pour Caton l’Ancien, par exemple, « tous les Ligures sont menteurs », tandis que les Gaulois, bons guerriers, sont bavards. Quant au thème de leur instabilité politique et de leur désunion chronique, il interviendra avec César. Au-delà des préjugés individuels, impossibles à décrire en détail, un certain nombre de jugements, qui apparaissent sans cesse dans les textes les plus divers, peuvent être considérés comme des stéréotypes. Ainsi, les Carthaginois sont perfides, les Egyptiens superstitieux, les Grecs bavards, superficiels et déloyaux, les Numides, et les Africains en général, « incroyablement portés sur le sexe » (in uenerem incredibile effusi). Ici encore, les poncifs xénophobes servent de base à des expressions toutes faites, comme la fameuse « foi punique » (fides Punica), qui a d’ailleurs pour parallèle la « foi grecque » (Graeca fides), moins souvent citée. Ils fondent également, de manière implicite, certaines assertions, comme dans ce texte de Justin où l’historien s’étonne de la retenue dont Hannibal fait preuve à l’égard de ses prisonnières, au point, ajoute-t-il, « qu’on eût cru qu’il n’était pas né en Afrique » (Histoires philippiques, XXXII, 4, 11). Un bel exemple d’utilisation des stéréotypes comme postulats est fourni par l’une des écoles de physiognomonie, c’est-à-dire d’identification du caractère en fonction de l’aspect physique (« science » très en vogue dans l’antiquité) : Ainsi les anciens ont établi trois sortes de principes dans la pratique de la physiognomonie. Prenant d’abord pour modèles les caractères des nations ou des provinces, ils y comparaient chaque individu, disant : « Un tel ressemble à un Egyptien : or les Egyptiens sont rusés, portés à s’instruire, légers, téméraires et portés à faire l’amour ; un tel ressemble à un Celte ou, si l’on veut, à un Germain : or les Celtes sont ignares, courageux et farouches ; un tel ressemble à un Thrace : or les Thraces sont injustes, paresseux et ivrognes. » (Traité de physiognomonie (anonyme latin), § 9, trad. J. André). L’analogie entre le comportement des Grecs et celui des Romains en la matière n’est cependant que partielle. Les premiers ont, comme on sait, une vision très particulière du monde, qui influence toutes leurs attitudes envers l’étranger. L’humanité est pour eux divisée, d’une façon strictement binaire, en Grecs et non-Grecs ou « Barbares ». Ce concept purement négatif, fondé à l’origine sur la langue (les Barbares sont ceux qui font « bar-bar », c’est-à-dire qui parlent une langue qu’on ne comprend pas), amène inévitablement les Grecs à mettre dans le même sac des peuples d’un niveau de civilisation très différents, et des objections s’élèveront en effet dans ce sens. Platon critique ainsi ceux qui « séparent la race hellénique de tout le reste, comme formant une unité distincte, et, réunissant toutes les autres sous la dénomination unique de barbares, bien qu’elles soient innombrables, qu’elles ne se mêlent pas entre elles et ne parlent pas uploads/Litterature/ dubuisson.pdf

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