ELIF SHAFAK LAIT NOIR Traduit du turc par VALÉRIE GAY-AKSOY Phébus Maternité et
ELIF SHAFAK LAIT NOIR Traduit du turc par VALÉRIE GAY-AKSOY Phébus Maternité et écriture ne font pas toujours bon ménage. L’une paraît menacer l’autre, et vice-versa. Comment marier la blancheur du lait à la noirceur de l’encre ? Comment préserver son indépendance tout en berçant sa progéniture ? Ainsi lorsque Elif Shafak, à la naissance de sa fille, sombre dans une dépression, six petites créatures têtues et véhémentes l’accompagnent. Ces dames, voix intérieures de l’auteur – et l’on pourrait dire de toute femme –, exposent avec détermination, intelligence et humour leur conception du monde et de la féminité. De Miss Cynique Intello à Miss Ego Ambition, de Miss Intelligence Pratique à Dame Derviche, de Maman Gâteau à Miss Satin Volupté, la femme d’hier, d’aujourd’hui et de demain s’exprime dans ses contradictions et ses rêves. Elif Shafak témoigne ici avec brio de la crise d’identité à laquelle peuvent être confrontées les femmes lorsqu’elles veulent à la fois être mères et créatrices. Évoquant ces hautes figures de la littérature que sont Virginia Woolf, Simone de Beauvoir et Doris Lessing, Lait noir est aussi un portrait de la société turque dans sa double dimension : orientale et occidentale. Tout autant roman qu’autobiographie, voici le livre le plus grave et le plus drôle, le plus iconoclaste et le plus intime de l’auteur, qui réinvente la femme, pour nous dire que tout lui est possible. Fille de diplomate, Elif Shafak est née à Strasbourg en 1971. Elle a passé son adolescence en Espagne avant de revenir en Turquie. Après des études en « Gender and Women’s Studies » et un doctorat en sciences politiques, elle a un temps enseigné aux États-Unis. Elle vit aujourd’hui à Istanbul. Internationalement reconnue, elle est l’auteur de dix livres, dont La Bâtarde d’Istanbul (Phébus, 2007) et Bonbon Palace (Phébus, 2008). TRADUIT DU TURC PAR VALÉRIE GAY-AKSOY Illustration de couverture : Zane Fix Titre original de l’ouvrage : Siyah Sût © Elif Shafak, 2007 Pour la traduction française : © Éditions Phébus, Paris, 2009 Méthode de lecture Tous les livres répondent au désir de rester en mémoire, de laisser une trace sur terre. Sauf celui-là. Ce livre a été écrit pour être oublié sitôt lu. Tels des signes tracés à la surface de l’eau… Avec Lait noir, l’important pour moi était de faire un grand ménage de printemps dans ma mémoire. Ce n’est pas pour me souvenir que je l’ai écrit, mais pour oublier. Et je pense qu’il doit en aller de même à la lecture. Chaque ligne doit se substituer à la précédente. Au lieu de s’ajouter les unes aux autres à l’image d’un édifice s’élevant étage par étage, chaque page doit évincer celle d’avant ; il faut tourner les pages comme on débarrasserait un étroit réduit des objets qui l’encombrent pour en déposer de nouveaux. Ce livre doit s’effacer, se dissoudre à mesure qu’il progresse. Si bien que, dès le milieu, le début doit se dissiper et avoir totalement disparu une fois le lecteur arrivé à la dernière ligne. Car ce livre traite de la féminité, d’une période sombre mais somme toute assez brève de la vie des femmes. D’un état d’âme qui arrive d’un seul coup et repart aussi vite qu’il était apparu, dans un rapide mouvement de ressac. Au regard de cela, le livre que vous tenez en main est une sorte de témoignage. Mais un témoignage sur une saison éphémère, sur la période intermédiaire qui suit l’accouchement. Dans le jargon médical, cette saison a pour nom post-partum (ou période postnatale). Après neuf mois de grossesse, après s’être accoutumée à tout percevoir différemment – des odeurs aux goûts –, à marcher en se dandinant avec une bosse tendue vers l’avant, à se mouvoir lentement, lourdement, et à rêver de choses dont on n’avait jamais rêvé auparavant, se retrouver du jour au lendemain avec un corps dégonflé et quasiment rendu à sa platitude est un faramineux tournant. En un jour, en une opération. Avec la naissance du bébé, la mère est, certes, folle de joie. Cependant, son corps subit un profond bouleversement. Et, très vite, de nouveaux devoirs incombent à ce corps qui n’en peut mais. Le stade postnatal est le nom de ce point situé entre « déjà plus » et « pas encore ». Cet état d’entre-deux, de perplexité, de confusion, où la femme ne réalise pas vraiment qu’elle n’est déjà plus enceinte, mais pas encore mère. Un seuil. Un degré du purgatoire, peut-être. Et comme n’importe quel seuil, celui-ci aussi a ses djinns. Les djinns qui s’attachent à la nouvelle accouchée… La maternité est l’une des grâces les plus enviables et les plus merveilleuses qui soient ; une chose magnifique – ô combien – et qui mérite amplement qu’on chante ses louanges. Incomparable, inestimable… une expérience sans pareille qui vous retourne le cœur comme une crêpe et l’accorde au rythme de l’univers. Mais il serait erroné et trompeur de ne parler que des aspects positifs de la maternité. Car, en même temps, le rôle de mère peut s’avérer extrêmement compliqué, contradictoire et, parfois, difficile à assumer. Les femmes embarquées dans cette aventure sans y être préparées tout comme celles qui s’imaginent parfaitement « prêtes » risquent d’en être profondément perturbées. De plus, le fait d’être déjà mère ne change rien à l’affaire. Chaque grossesse est différente. Chaque bébé est différent. Comme de disparates flocons de neige qu’on imagine tous semblables vus de loin. La lune brille. Dans l’épaisseur de la nuit, elle luit avec une patience et une obstination infinies. Mais la lune aussi a sa face sombre, qui échappe au regard. Il en va de même de la maternité… à ce qu’il paraît… Longtemps, j’ai cru que j’étais la seule à m’empêtrer dans ce marasme. Je pensais que tout le monde, ô bonheur, traversait dans une douce quiétude les phases grossesse- accouchement-maternité. Je ne cessais de m’accuser, persuadée que c’était moi qui étais affligée d’un « manque », d’un défaut de fabrication. J’avais honte de moi, de mon inaptitude. Je le cachais, je me cachais. Peu à peu, à force de lire, de mener mon enquête sur le sujet et surtout de prêter l’oreille à d’autres femmes, j’ai découvert que je n’étais pas seule. Je n’étais pas la seule dans ce cas. La dépression post-partum est bien plus répandue qu’on ne croit. J’ai compris que le processus qui s’enclenche aussitôt après l’accouchement est un stade intermédiaire empli d’ombres, de fossés, de hauts et de bas, d’angoisses, de crises… et que des milliers de femmes, des millions peut-être, ne connaissent que trop bien. D’un côté, il fait grandir la mère et l’enrichit mais, de l’autre, il la voue à l’isolement. Les anciens étaient au fait de tout cela. Nos grands-mères et les grands-mères de nos grands-mères connaissaient cette solitude. C’est ce qui explique leur insistance à placer la nouvelle accouchée sous bonne garde. Jamais on ne la laissait seule dans une chambre, sans prières ni soutien. Autrefois, on veillait non seulement sur l’enfant mais également sur la mère. Comme les femmes savaient que la plus grande ennemie de la nouvelle accouchée était elle-même, c’est-à-dire sa propre âme, elles l’occupaient sans cesse à quelque chose. Pour que son âme ne trouve pas l’occasion de s’exprimer, pour ne surtout pas lui en laisser l’occasion. Jadis, on installait la nouvelle accouchée sur un lit en laiton. À la tête du lit, on nouait des colifichets en verre contre le mauvais œil, des sachets de cumin noir et, de part en part, une ficelle garnie de clochettes. Mère, sœur, tante, nounou, belle- mère… au moins deux femmes âgées se tenaient impérativement à son chevet. Lorsque les mauvais djinns venaient s’en prendre à la nouvelle accouchée, ils tournoyaient dans la chambre et se suspendaient à la corde à clochettes. Celles-ci se mettaient alors à tinter. Les graines de cumin se répandaient sur le sol. Une sorte d’alerte rouge ! Comprenant que les djinns avaient lancé leur assaut, les vieilles femmes accouraient aussitôt et tiraient sur l’autre bout de la corde. Les djinns tiraient d’un côté, les vieilles femmes de l’autre. Là où pesaient les djinns étaient les cauchemars, les angoisses et les suspicions… Là où s’accrochaient les vieilles femmes étaient la paix du cœur, le bonheur et la prospérité… La nouvelle accouchée était ballottée, tiraillée entre les deux comme un pantin sans volonté. Ce combat durait quarante jours. On suait sang et eau. Mais quelle que fût la violence de cette lutte acharnée, il fallait absolument se cramponner au câble d’Allah et surtout ne jamais abdiquer. Ainsi, peu à peu, les djinns abandonnaient la partie. Ils lâchaient la corde et s’en allaient poursuivre d’autres victimes. C’est seulement alors que la nouvelle accouchée sortait du purgatoire… – Je vais mieux, murmurait-elle enfin. Ne vous inquiétez pas, me voilà rétablie. C’est justement pour cela que la « mise en quarantaine » était essentielle, non seulement pour les bébés mais aussi pour les mamans. Quarante est un nombre symbolique. Cette quarantaine pouvait durer une semaine pour les unes, trois mois pour les autres, uploads/Litterature/ elif-shafak-lait-noir.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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