Entretien avec Marielle Macé : « Ma colère veut aller vers plus d’amour de la v
Entretien avec Marielle Macé : « Ma colère veut aller vers plus d’amour de la vie, de la vie collective » (1/2) Publié le 27 novembre 2017 par Élise Tourte 2 Commentaires Marielle Macé Marielle Macé est née en 1973. Normalienne, agrégée de lettres, elle enseigne à l’E.H.E.S.S., à l’E.N.S. et comme professeur invitée à l’Université de New-York. Après des recherches consacrées successivement au genre de l’essai (Le temps de l’essai, Belin, 2006), à la figure du lecteur dans la littérature moderne (Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011), et au style (Styles. Critique de nos formes de vie, Gallimard, 2016), elle signe un texte court et lumineux, paru fin août 2017 : Sidérer, considérer (Verdier), sur les migrants en France. Il s’agit de déceler ce que les existences les plus précaires ou précarisées engagent de formes, et ce qu’elles réveillent en nous qui les côtoyons au quotidien. L’entretien se déroule début octobre. Quelques noms reviennent fréquemment dans les réflexions de Marielle Macé, parmi eux celui d’Henri Michaux. Nous commençons naturellement l’entretien autour de lui. Elle se souvient d’une session de Nuit debout au cours de laquelle le poème « J’appelle » avait été récité par une jeune fille. Racontant cette scène lors d’un cours, elle avait été émue de découvrir que la jeune fille était présente. Elise Tourte : Quand j’ai lu ce titre, Sidérer, considérer, j’ai pensé directement aux titres de Michaux, Emergences, résurgences, ou Façons d’endormi, façons d’éveillé. Vous développez l’idée d’une rythmique qu’il faudrait trouver entre sidération et considération. J’ai trouvé intéressant que vous ne dévaluiez pas la sidération. Comment ce rythme s’est-il déterminé ? Marielle Macé : En effet, mon titre est double, il associe deux verbes, passe de l’un à l’autre, change l’un en l’autre. C’est un effort littéraire, poétique peut-être, au sens où il cherche les mots, les mots justes, pour décrire avec justesse les états de réalité, et leur rendre justice ; et vous avez raison d’y entendre le souvenir de Michaux, de ses titres-duo, duels, guerroyants. Le livre construit une trajectoire entre deux lieux (deux campements qui ont eu des formes de visibilité très différentes), entre deux émotions politiques, et entre deux dispositions (la sidération et la considération). Ce que j’ai souhaité dire est assez simple : en passant de la sidération à la considération, il s’agit de changer de regard sur les vies migrantes, proposer d’autres mouvements de pensée, d’émotions et de parole, afin de considérer les migrants, avant tout, comme des vivants, de grands vivants même ; il nous faut pouvoir nous rapporter à eux par le maillon de leurs capacités, de leur courage, de leurs rêves, de leur héroïsme, de leurs espoirs démesurés pour un avenir, plutôt que de toujours nous rapporter à eux sur la seule base de leur faiblesse, de leur détresse, du saccage qui est fait de leur vie. J’ai été tentée au départ de dévaluer la sidération, cette émotion qui nous saisit devant le sort exorbitant réservé à ces vies, devant les lieux où on les confine, car la sidération s’accompagne d’une sorte de paralysie, ou d’un recul — un recul devant quelque chose qui reste alors de l’ordre d’un spectacle, plus ou moins lointain, spectral, quelque chose avec quoi on maintient une distance profonde, avec quoi on ne parvient pas à avoir de rapport : quelque chose qui arrête en fait en nous la possibilité de la pensée, et du partage. Tout le mouvement du livre est donc venu de la volonté d’abandonner la sidération au profit de la considération : ne pas rester médusé, considérer vraiment ces vies, dans leur quotidien, leurs gestes, leurs tentatives, leur proximité à nous lorsqu’il y en a une, se rapprocher d’elles, et pas seulement y reconnaître la misère de toujours. Puis j’ai pensé qu’il s’agissait plutôt d’un battement entre ces deux regards, et qu’il y avait aussi une énergie de révolte à trouver dans la sidération ; il y a un réveil jusque dans les émotions de tristesse, des ressources politiques jusque dans la pitié. Il ne faut pas humilier ces émotions au profit des autres, plus actives, mais les politiser. Ce sont les deux faces d’une même réalité, de tout ce qu’on peut éprouver face à des vies précarisées. J’ai néanmoins continué, dans le livre, à laisser la considération l’emporter, car elle me semble bien plus difficile à maintenir : c’est un effort, qui exige d’être soutenu. Ce livre garde donc quelque chose de la trajectoire qui l’a fait naître. Et une fois refermé, il réclame au fond une seule chose : de l’attention, toujours, une attention continue portée aux vies des autres, une attention acharnée, à force de colère. Il réclame que nous soyons vraiment attentifs à ces vies, vigilants, affamés de justice, et pas seulement gagnés de temps en temps par la compassion. L’attention est patiente, elle fait durer ces moments où la réalité entre avec fracas dans notre perception, dans nos sensibilités collectives, dans notre écoute. L’attention est une tâche, quelque chose à quoi il faut œuvrer tout le temps, qui est beaucoup plus politique que la pitié même si elle émerge à partir d’elle. Et cet accroissement d’une sensibilité politique, cette politisation de la sensibilité, je cherche à les penser en prenant pour alliées toutes sortes de discours, dont la poésie. Dans la différence que je dresse par exemple entre Ponge et Bonnefoy[1], je prends le parti de Ponge, poète de l’attention et même d’une folie d’attention — poète de la « rage de l’expression » — contre une poésie de la compassion. Certains auteurs, parmi lesquels Yves Citton, ont diagnostiqué une « crise de l’attention » contemporaine[2]. Cette vertu poétique de la considération n’est-elle pas alors mise en péril ? Ce que je trouve intéressant dans les propositions d’Yves Citton, c’est qu’elles nous invitent à penser l’attention en termes de drainage de puissances, de mouvements intérieurs qui portent vers tel geste, telle action, telle ligne de vie, tel possible commun. On peut choisir, éthiquement, politiquement, de drainer son attention vers telle ou telle souffrance. Mais à vrai dire, je crois qu’il faut ici tout prendre ensemble. Je n’ai aucune compétence cognitive, mais il me semble que la mémoire, par exemple, ne fonctionne pas comme une petite boîte, un contenant qui pourrait être saturé. Et j’ai l’impression que l’attention est du même ordre : l’attention portée à un objet n’est pas forcément volée à un autre, il s’agit plutôt de se disposer autrement de façon générale : de désormais « faire attention », aux deux sens du terme, de devenir « considérant », vigilant, vigile, veilleur, insomniaque même — et par exemple de surveiller les surveillants, de regarder ceux qui gardent nos côtes, nos villes, et de les accuser s’il faut. Pour ma part, j’ai cherché à nouer constamment attention et colère : je défends les colères qui naissent à force d’attention, à force de soin pris à bien regarder et à bien dire ce qui existe ; des colères qui ont pour seuls ennemis les inattentifs, les négligents. De ce point de vue, il s’agit de prendre ensemble les problèmes, sans les jouer les uns contre les autres : prendre ensemble les crises climatiques, économiques, migratoires (comme le fait de toute évidence Bruno Latour dans son dernier essai, généreux et lumineux : Où atterrir ?[3]), parce que toutes posent une question de domination, de saccage, de confiscation, c’est-à-dire de destructions de possibilités de vie. Mais prendre ensemble, ce n’est pas facile : est-ce que l’on parle alors avec suffisamment de sérieux de chacune des questions ? Dans les lectures qui ont été données de mon livre, je me suis parfois interrogée : avais-je parlé de mon sujet avec suffisamment de scrupule, et de capacité à douter ? Certaines personnes vont vers ce livre par intérêt réel et souvent pratique pour la question migratoire, parce qu’elles ont un engagement pour et vers les migrants. Mais d’autres y entendent un discours plus général, des phrases qui pourraient être jetées, comme un filet, sur d’autres situations politiques, en particulier d’autres précarités ou d’autres dominations. Je me suis demandé si c’était juste, si c’était légitime que mon analyse puisse au fond « phraser » plusieurs choses en même temps, et qu’on puisse dans la lecture de ce texte quitter le terrain d’une situation très concrète, et aussi vive, pour aller vers d’autres. Est-il juste que l’attention portée aux migrants puisse devenir le modèle d’une attention portée à de tout autres situations de vies ? Ce sont les migrants que je veux présenter ici comme de grands vivants, c’est d’eux que je veux parler, c’est leur situation que je veux garder sous les yeux, c’est à eux que je veux, à toute force, faire place. Mais en même temps, s’il y a une dimension littéraire dans ce livre, c’est que ses phrases s’en vont parler de tout ce dont on estimera qu’elles sont capables de parler. Si elles sonnent juste pour autre chose, ce n’est peut-être pas une attention volée à cette situation politique-là, c’est uploads/Litterature/ entretien-avec-marielle-mace-ma-colere-veut-aller-vers-plus-d-x27-amour-de-la-vie-de-la-vie-collective.pdf
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- Publié le Fev 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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