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1 L’emploi de l’argot dans Le Dernier Jour d’un condamné. Hugo le rappellera dans le livre VII de la quatrième partie des Misérables, il est le premier à introduire l’argot dans un roman ; il ajoute que les réactions furent horrifiées. Pourtant, dans l’article assez perfide que Charles Nodier écrit sur LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNE ( Journal des Débats du 26 février 1829) , celui-ci fait silence sur ce recours à l’argot, sujet qui par ailleurs l’intéresse (1). Il dit, qualifiant le style de Hugo : « Sa prose, riche et pittoresque comme ses vers, a pourtant le tort d’être un peu tendue » (p.1383 tome III, de l’édition du Club Fançais du Livre), ce qui est pour le moins un euphémisme . Il y aurait donc une recherche à faire chez Jules Janin dans La Quotidienne du 3 février 1829 et dans Le Globe du 4 février de la même année, pour savoir s’il y eut des commentaires plus précis ; mais davantage que sur l’argot, c’est sur le plaidoyer pour l’abolition de la peine de mort que le roman a cristallisé l’attention. C’est ce dont témoignent dramatiquement le Victor Hugo Raconté par un Témoin de sa Vie et le Victor Hugo Raconté par Adèle Hugo, ces deux œuvres rendant compte des rencontres de Hugo avec la guillotine à partir de 1825 (2), mais omettant les trois visites à Bicêtre avec David d’Angers pour voir ferrer les forçats en 1827 et 1828 (3). En revanche, Adèle signale la visite rendue à Béranger, incarcéré le 10 décembre 1828 à la prison de La Force. Or, c’est en décembre qu’est rédigé le chapitre XIII où le condamné voit de la fenêtre d’une cellule, les forçats mis aux fers. Béranger, qui, lui aussi, de sa cellule, avait vue sur la cour des voleurs, raconte à Hugo sa réponse faite à Lafitte qui le plaignait : « Mon cher Lafitte, prenez cent hommes dans cette cour ; quand je sortirai, j’irai chez vous à votre première soirée, j’en prendrai cent dans votre salon, puis nous pèserons » (4). Ces données biographiques rapprochent Hugo et son personnage: leurs deux regards sur les voleurs et les forçats vont de pair avec l’intérêt qu’ils portent à leur langage. De quel argot Victor Hugo est-il l’héritier dans LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNE ? De celui que Vidocq dans ses Mémoires en 1828 appelle : « … le plus pur argot du bon temps » (Eugène-François Vidocq , Mémoires, Les Voleurs, R.Lafont, collection « Bouquins », Paris, 1998,p.377), et que les linguistes du XXème siècle (L.Sainéan, A.Dauzat, M.Cohen) considèrent comme le seul authentique langage crypté des voleurs et des criminels. Le décryptage s’était fait pendant quatre siècles grâce à des publications successives de listes de mots. En voici les principales phases qui permettent de dater le vocabulaire auquel Hugo a eu recours : _ Le procès des Coquillards en 1455 fournit le premier lexique grâce aux Actes de justice (70 noms de jargon jobelin) . (5) _ Ensuite un éditeur de Troyes, Oudot, produit Le Jargon De l’Argot Réformé, en 1628, œuvre d’un mercier (membre de La Compagnie du Saint Sacrement, et par ailleurs bien renseigné) nommé Olivier Chéreau. Cet ouvrage a été régulièrement réédité ( il le sera jusqu’en 1849). C’est dans ce livre que Charles Nodier a trouvé l’idée d’une société criminelle très organisée et réformant régulièrement son langage pour le garder secret. (6) Il est aussi la source d’Henri Sauval pour sa description de la Cour des Miracles, reprise par Hugo dans Notre-Dame de Paris. _ Au XVIII ème siècle, le procès de Cartouche alimente l’intérêt pour l’argot : on publie à nouveau des mots inconnus jusqu’alors, et les Comédiens français vont voir Cartouche dans sa cellule pour obtenir un vocabulaire et des chansons en vue d’une comédie : Cartouche ou les voleurs, jouée en octobre 1721. (7) 1. Il avait parlé de l’argot dans son Système Universel et Raisonné des Langues en 1810 et il devait y revenir plus longuement dans ses Notions Elémentaires de Linguistique en 1834.. 2. Club Français du Livre, Paris, 1967, Œuvres Complètes, tome III,. p.1319 et 20. 3. Voir Tableau Synchronique en fin de ce même tome. 4. p.1316, idem. 5. LJ.Calvet, L’Argot, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, p.16. 6. D’où la thèse de l’existence d’ « archisupposts » réformant et enseignant l’argot à l’usage des nouveaux venus. 7. Rapporté par L.Sainéan dans son ouvrage : Les Sources de L’Argot, Paris, 1912, et cité par L.J.Calvet dans L ‘Argot, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, p.22. 2 _ Plus près de Hugo est le procès des Chauffeurs d’Orgères en 1800, à l’arrestation desquels Vidocq avait contribué et qu’il évoque dans ses Mémoires en 1828. Le procès fut soigneusement rapporté par P.Leclair (1), le greffier, avec une liste de mots nouveaux, repris et corrigés par Vidocq dans ses œuvres. _Enfin, nous avons Eugène-François Vidocq, lui-même, que Balzac a rencontré chez Monsieur de Berny en 1822 et qu’il a poussé à écrire. Je n’ai pas trouvé trace de rencontres entre Hugo et Vidocq à cette époque, bien que des auteurs, comme Francis Lacassin dans sa Préface de l’édition des Mémoires (2), affirment que les deux hommes se connaissaient Néanmoins, même indirectement, l’influence de Vidocq sur la diffusion de l’argot et des mœurs criminelles, à partir de 1822, est certaine. Outre le « bon » argot, on trouve dans LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNE quelques termes poissards (3) (langage très à la mode depuis 1740 ) comme « raisiné », par exemple, et des néologismes dont les dictionnaires sérieux ne savent pas s’ils sont produits par Hugo lui-même ou entendus par lui à Bicêtre : « friauche », « ficelles », « rogner ». En revanche, on connaît deux mots qu’il crée par une erreur de lecture et que les dictionnaires d’argot reprendront jusqu’en 1912, date à laquelle les recherches deviennent plus sérieuses : il s’agit de « siques » et d ‘« entiffer » que j ‘évoquerai à propos du « lirlonfa » du chapitre XVI. Guy Rosa, dans sa communication sur l’argot (4), montre très bien que l’intérêt pour ce sous- système lexical au XIXème siècle correspond au goût du sensationnel qu’a la société « honnête » et au sentiment de supériorité que lui donne le décryptage économiquement rentable pour les éditeurs du langage de la pègre. A l’inverse, même si les jugements de Hugo sur l’argot reflètent une attitude duelle dont une partie est faite de répulsion ( on la retrouve chez Nodier), on peut constater que l’utilisation qu’il fait de l’argot dans LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNE n’a rien à voir avec le sensationnel et que même l’aspect documentaire est secondaire. Le corpus argotique L’emploi de l’argot dans LE DERNIER JOUR D’UN CONDAMNE est intra-diégétique ; c’est donc toujours du point de vue du personnage que le lecteur aborde la question de l’initiation à l’argot et de l’intégration au monde des forçats. On peut distinguer trois phases d’initiation/intégration, que couronne le fac-similé laissé en héritage et en conclusion à la fin du roman. Mais avant de les aborder, il faut signaler au chapitre XIII la phrase prononcée par un jeune forçat : « Il est heureux ! il sera rogné ! Adieu, camarade ! » (5) « rogner » n’est pas attesté par les dictionnaires d’argot, mais Hugo le souligne comme tel et l’effet produit sur le condamné est intense : « Je ne puis dire ce qui se passait en moi. J’étais leur camarade en effet. La Grève est la sœur de Toulon » (6) Les phases d’introduction de l’argot correspondent aux chapitres V, XVI et XXIII. Pour des raisons de durée de la communication, je ne parlerai que du « lirlonfa » du chapitre XVI et de son double manuscrit à la fin du roman. Néanmoins, il est bon de signaler rapidement en quoi consiste l’initiation dans les autres chapitres. 1. Histoire des bandits d’Orgères, Paris, 1800. 2. E-F Vidocq, Mémoires, Les Voleurs, R.Laffont, « Bouquins », Paris, 1998. 3. La langue poissarde est celle des dames de la Halle. 4. Essai sur l’argot : Balzac (Splendeurs et Misères des Courtisanes) et Hugo (Les Misérables, IV, 7). 5. V.Hugo, Œuvres complètes, R.Laffont, « Bouquins », 2002, p. 447. 6. La Place de Grève, où se font les exécutions, Toulon où se trouve le bagne. 3 Dans le chapitre V, l’argot est introduit par une formule didactique : « Ils m’apprennent à parler argot, à rouscailler bigorne (1), comme ils disent ». (2) Suit une liste de mots aussitôt traduits (soulignés dans le manuscrit). Ils appartiennent tous au « bon » argot, à part deux ou trois expression de la langue poissarde ou de mots voyous (3) : raisiné, cachemire d ‘osier, menteuse. L’initiation se déroule en deux temps : d’abord un discours didactique qui répercute au profit du lecteur l’apprentissage même du Condamné : c’est une mise en abîme de l’initiation linguistique. Puis, un discours épidictique qui condamne l’argot au nom de critères esthétiques uploads/Litterature/ le-dernier-jour-d-x27-un-condamne-11.pdf

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