L’interprétation : de la vérité à l’événement Éric Laurent Dès que l’on évoque

L’interprétation : de la vérité à l’événement Éric Laurent Dès que l’on évoque l’interprétation surgit un malentendu. Le binaire entre le texte et son interprétation nous fourvoie. Nous tombons immédiatement dans l’illusion qu’il existerait le langage de l’inconscient et que celui-ci appellerait un métalangage, l’interprétation. Lacan n’a pas cessé de marteler que l’expérience de la psychanalyse lui permettait non seulement d’affirmer qu’il n’y avait pas de métalangage, mais que ce dire donnait la seule chance de s’orienter correctement dans cette expérience. Deux propositions fondamentales en découlent. Le désir n’est pas l’interprétation métalangagière d’une pulsion confuse préalable. Le désir c’est son interprétation. Les deux choses sont de même niveau. Une deuxième proposition doit y être ajoutée : « les psychanalystes font partie de l’inconscient, puisqu’ils en constituent l’adresse1. » Le psychanalyste ne peut faire mouche que s’il se tient à la hauteur de l’interprétation qu’opère l’inconscient, déjà structuré comme un langage. Encore faut-il ne pas réduire ce langage à la conception mécanique que peut en avoir la linguistique. Il faut lui ajouter la topologie de la poétique. La fonction poétique révèle que le langage n’est pas information, mais résonance, et met en valeur la matière qui lie le son et le sens. Elle dévoile ce que Lacan a nommé le motérialisme, qui en son centre enserre un vide. Le vide et le sujet Les Séminaires s’ouvrent sur la question de l’interprétation comme pratique de mise au jour du vide central du langage. Les premières lignes du premier Séminaire indiquent: « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver2. » Il ne faut pas se tromper, ces lignes ne concernent pas seulement la forme que doit prendre l’enseignement en général, elles visent l’interprétation analytique dans sa pratique la plus ancrée dans l’expérience de la cure. Nous le verrons plus loin. Admettons ce lien entre l’interprétation et le « n’importe quoi », au sens le plus large, l’hétérogène. Nous suivrons alors 1 Lacan, J., « Position de l’Inconscient » (1964), Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 834. 2 Lacan, J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 7. 2 plus facilement le développement de la réflexion de Lacan sur l’interprétation depuis son premier enseignement jusqu’à ce qu’il ait été conduit, par son dernier enseignement à « passer à l’envers » de l’interprétation, selon la problématique mise au jour par Jacques-Alain Miller. À l’horizon le plus radical de cette nouvelle perspective, Lacan sera conduit à fonder la possibilité même de l’interprétation sur une nouvelle dit-mansion, mélange hétérogène du signifiant et de la lettre. C’est cette nouvelle dimension, apport spécifique de la psychanalyse, ajout des fonctions de la langue inaperçu de la linguistique, même celle de Jacobson, si sensible pourtant à la fonction poétique, qui accroche l’interprétation à la définition du symptôme comme événement de corps. L’interprétation devient ainsi événement du dire, qui peut s’élever à la dignité du symptôme, ou selon l’expression cryptique de Lacan, l’éteindre. C’est ce cheminement que nous entreprendrons dans cet article. Nous nous interrogerons d’abord sur l’hétérogène de l’interprétation. Puis nous exposerons le passage à l’envers de l’interprétation. Nous considèrerons ensuite l’interprétation comme jaculation, entre oral et écrit. Nous terminerons sur quelques aspects de la pratique de la nouvelle dit-mansion ainsi révélée, et comment elle nous permet de circuler entre les différents niveaux de l’interprétation qui sont mobilisés au cours de l’expérience psychanalytique elle-même. L’interprétation comme hétérogène Lorsque Lacan isole le n’importe quoi du maître zen3, Lacan ne parle pas de la technique zen en général, mais spécialement de celle d’un des fondateurs d’une école dont l’influence a été centrale dans la transmission du Bouddhisme Chan au Japon. Cet auteur était cher à celui que Lacan appelait son « bon maître4 », Paul Demiéville, qui venait de publier en 1947 une étude fondamentale, « le miroir spirituel », sur laquelle Lacan prendra appui. Le sinologue, lisant le sanskrit et spécialiste du bouddhisme, est celui qui définit la différence entre bouddhisme indien et chinois, en opposant le gradualisme indien au subitisme chinois 5. L’accent mis par le Chan de Linji sur la production soudaine de la vacuité par rupture est l’exemple même de ce subitisme. Les références lacaniennes à l’éclair doivent en ce sens autant à l’éclair de la vacuité de Linji qu’à l’éclair héraclitéen de Heidegger. Jacques-Alain Miller a insisté sur ce versant de l’enseignement de Lacan, souhaitant « se laisser ainsi conduire par la 3 Ibid. 4 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 261. 5 Diény J.-P., Paul Demiéville (1894-1979) in : École pratique des hautes études, 4ème section, Livret 2. Rapport sur les conférences des années 1981-1982, pp. 23-29. 3 lettre de Freud jusqu’à l’éclair qu’elle nécessite, sans lui donner d’avance rendez-vous, ne pas reculer devant le résidu, retrouvé à la fin, de son départ d’énigme, et même ne pas se tenir quitte au terme de la démarche de l’étonnement par quoi l’on y a fait entrée6 ». Nous sommes autorisés à mettre en relation l’intervention du maître Zen pour délivrer le pratiquant de ses habitudes mentales, avec l’interprétation analytique par le dit de Lacan, selon lequel l’interprétation doit viser l’objet, et spécialement sous la guise du vide. « Chacun sait qu’un exercice Zen, ça a tout de même quelque rapport, encore qu’on ne sache pas bien ce que ça veut dire, avec la réalisation subjective d’un vide7. » L’accent mis sur l’éclair souligne que notre rapport à la temporalité est bien plus profond que la description du rapport au temps, qu’il s’agisse du nombre des séances ou de leur durée. Ce point d’éclair, avec la version Zen, l’autre version la plus développée en est l’éclair heideggérien s’appuyant sur l’aphorisme d’Héraclite 8 : « Les tous, l’éclair les régit » – c’est là l’une des traductions de cet aphorisme. Signalons au moins ceci : l’éclair ne fait pas partie des « tous ». L’éclair n’est pas un étant. Il ne se compte pas parmi les étant, et ne s’y ajoute pas. Il est lumière qui lui permet d’être distingué. À l’horizon de l’analyse, c’est ce qui permet de discerner chaque chose dans sa singularité. L’interprétation analytique tient compte de cet hétérogène en ne se centrant pas seulement sur la parole ou l’énoncé. Au-delà de sa variété de support, elle doit être guidée par la recherche d’un effet de vérité conçue comme rupture. Son « n’importe quoi » n’est donc pas assimilable à toute intervention du psychanalyste, il faut encore qu’il veuille produire l’effet de rupture d’une vérité qui n’est ni simple adequatio, ni production quelconque de sens, et qu’il tienne compte des apories de cette visée. C’est pour cela que Lacan s’intéresse, dans les années cinquante, aux considérations du psychanalyste anglais hétérodoxe Edward Glover, dans les années trente, en se servant de ses développements sur l’effet de l’interprétation inexacte. « Un article dont je vous conseille la lecture à ce propos est celui de Glover qui s’intitule Therapeutic effects of the inexact interpretation, …La question est fort intéressante, et elle amène Glover à dresser une situation générale de toutes les positions prises par celui qui se trouve en position de consultant par rapport à un trouble quelconque. Ce faisant, il généralise, il étend la notion d’interprétation à toute position articulée prise par celui que l’on consulte, et il fait l’échelle des différentes 6 Lacan, J., Écrits, op. cit., p. 364. 7 Lacan, J., Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », inédit. 8 Cf. Heidegger M., « Logos », trad. J. Lacan, pp. 59-79. 4 positions du médecin par rapport au malade. Il y a là une anticipation de la relation médecin- malade9. » Glover est sensible aux apories des chemins de l’interprétation mais ne tient pas compte de la mise en fonction du lieu de la vérité comme tel. Le fluide phlogistique dont il s’agit est en fait le sens tel qu’il se présente comme s’échappant de la relation entre êtres humains spontanément sans aucun support et aucun principe. « Cette importance du signifiant dans la localisation de la vérité analytique, apparaît en filigrane, dès qu’un auteur se tient ferme aux connexions de l’expérience dans la définition des apories. Qu’on lise Edward Glover, pour mesurer le prix qu’il paye du défaut de ce terme : quant à articuler les vues les plus pertinentes, il trouve l’interprétation partout, faute de pouvoir l’arrêter nulle part, et jusque dans la banalité de l’ordonnance médicale, … L’interprétation ainsi conçue devient une sorte de phlogisitique : manifeste en tout ce qui se comprend à tort ou à raison10. » En raison de la prolifération du sens, Glover est bien inspiré de saisir que la binarité vrai/faux ne convient pas dans la psychanalyse. uploads/Litterature/ eric-laurent-argument-nls-2020-fr.pdf

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