1 Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands C O M M U N I C A T I O
1 Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands C O M M U N I C A T I O N D E G E O R G E S T H I N E S A L A S E A N C E M E N S U E L L E D U 1 2 D E C E M B R E 1 9 8 7 e thème du voyage est l’un des plus anciens de la littérature universelle et c’est sans doute celui auquel nous restons le plus attachés et qui exerce sur nous la plus grande fascination. Il symbolise en effet la découverte toujours recommencée du monde et l’aventure de la connaissance. L’Odyssée est, en ce sens, le modèle de toute littérature narrative ; le voyage périlleux, qu’il soit exploration effective ou rêve d’espace, révèle à celui qui l’accomplit à la fois la nature et les incertitudes de la conscience face à la réalité. On pourrait risquer cette formule : le voyage de découverte permet à l’homme de transformer la nature en un monde, de substituer à l’entourage imposé, à la réalité inéluctable, un milieu composé, c’est-à-dire un ensemble d’êtres et de choses qui n’est plus simplement reflété par la conscience, mais est désormais activement construit par celle-ci. Tout voyage est dès lors re- création du réel. On songe naturellement à ce que devrait être tout voyage ré-créatif si celui-ci était pensé au-delà du divertissement. Cela nous révèle aussi tout ce que le voyage, perçu comme la quête de l’inconnu, a de commun avec la poésie ; celle- ci est en effet avant toute chose une variation imaginaire qui initie au voyage intérieur en créant un monde nouveau totalement différent de celui qui nous entoure et totalement créé par le langage. Mais vers quoi se dirige ainsi l’homme ? Le but qu’il poursuit n’est-il pas finalement lui-même, s’il est vrai que le voyage est avant tout découverte de la conscience et de son lien avec le monde ? Dans cette aventure de l’être, le pouvoir de l’homme voisine avec l’angoisse : la volonté de découvrir le monde étant L 2 indissociable de la volonté de se connaître soi-même, l’angoisse naît de percevoir en soi une ampleur d’inconnu que l’imagination porte bien au-delà de la pensée ordinaire — celle qui suffit à notre survie immédiate. Cette tentative d’effraction de soi (car c’est bien de cela qu’il s’agit), est plus essentielle que la découverte des horizons naturels, parce qu’elle est dirigée sur la source même du pouvoir de l’homme ; en d’autres termes, le voyage intérieur gagne en profondeur et s’écarte par là-même de la nature et des manifestations visibles de la vie, cette vie dont l’homme lui-même est l’expression privilégiée. Le voyage est donc à la fois exploration de l’extériorité et de l’intériorité. L’angoisse n’est plus celle que suscite un monde inconnu ; c’est celle d’un sujet qui se sonde et découvre en lui-même des profondeurs ignorées. Comme le voyage intérieur ainsi entrepris n’a pas de terme assigné, il se transforme bientôt en une recherche sans but, elle-même génératrice d’une nouvelle incertitude : le voyage prend alors la forme de l’errance. Celle-ci constitue un thème majeur chez les Romantiques allemands. Le Wanderer est une figure importante de la poésie et de la prose de cette époque, il en est même en quelque sorte le symbole principal. Nous le retrouverons dans la musique, chez Beethoven et chez Schubert en particulier ; nous le retrouverons aussi dans la peinture d’un Caspar David Friedrich. Historiquement parlant, le Romantisme allemand se situe approxima- tivement entre 1770 et 1840 si l’on prend comme repères les dates de naissance et de mort de ses principaux représentants ; ces dates ne sont que deux limites floues entre lesquelles se joue un des drames les plus importants de la civilisation occidentale, celui dont la Révolution française a été le signe le plus visible. La conquête de la liberté n’est pas un phénomène purement politique ; elle correspond à une mutation profonde de l’esprit lui-même. Le Romantisme, tant en France qu’en Allemagne, a été avant tout la révolte contre l’esprit des Lumières, contre les froideurs rationalistes de l’Aujklärung. L’esprit révolutionnaire est apparu sous plus d’un déguisement — en littérature comme en musique — comme la voie capable de mener les jeunes génies d’une génération exceptionnelle (ils ont en moyenne 25 ans vers 1800 en Allemagne et vers 1830 en France) vers une vision renouvelée du monde. On a souvent opposé le romantisme français au romantisme allemand. 3 On a cru pouvoir dire du premier qu’il était avant tout littéraire et du second qu’il était avant tout métaphysique. Si une telle dichotomie contient une part de vérité, elle est néanmoins trop tranchée ; Hugo ne saurait être restreint au rôle d’un pur littérateur, sa pensée déborde les lettres, plus encore que Chateaubriand, lequel est souvent rapproché des Romantiques allemands (le rapprochement est surtout dû, à mon avis, au fait qu’il est historiquement proche d’eux, voire leur contemporain exact). Politiquement parlant, Hugo et Lamartine ont joué un rôle de premier plan. Où gît dès lors la véritable différence ? Il faut la rechercher, semble-t-il, dans la forme qu’a pris la révolte. Sans entrer dans les détails, on peut affirmer que si le Romantisme français est partiellement inspiré par l’idée du retour à la nature, il reste imprégné de cartésianisme en ce sens que s’il entend réformer la situation de l’homme dans le monde, il ne met pas en cause la condition humaine elle-même ; le retour à la nature est également un thème majeur du Romantisme allemand, mais la relation de la conscience et du monde est pensée sur un mode plus radical et aboutit à un doute fondamental au sujet du sens de la présence de l’homme dans la vie. Les poètes allemands de l’époque ont totalement épousé la cause de l’irrationnel, voire du chaos ; ils ont pratiqué un mode d’absurde et de fantastique étranger aux représentants majeurs du Roman- tisme français ; ce ton, on ne le trouvera en France que chez Baudelaire et chez Nerval ; les Romantiques français ont conservé une allure très classique sous plus d’un aspect ; les Romantiques allemands, quant à eux, ont donné au rêve et à l’inconscient une place prépondérante que l’on retrouve du reste chez Hugo dans certains poèmes très troublants par le caractère à la fois fantastique et funèbre de l’évocation. Le premier poème de la Légende des siècles et maint autres de cette œuvre immense en fournissent des exemples caractéristiques : C’était de la chair vive avec du granit brut Une immobilité faite d’inquiétude Un édifice ayant un bruit de multitude Des trous noirs étoilés, etc. 4 C’est la vision d’où est sortie la Légende des siècles. Dans Le Romantisme allemand, ouvrage collectif publié sous la direction d’Albert Béguin, Gabriel Bounoure a tenté de donner une vue synthétique du mouvement dans les termes suivants : « À tous il manque l’achèvement, le fruit du temps, le sceau de la durée et de l’art difficile. Indécis, fébriles, ambigus, ils tracent certains commencements d’eux-mêmes, certains commencements aussi de l’Allemagne éternelle. Placés entre Herder et Hölderlin, appelant Wagner, ils font chaînon et sont les messagers d’un jour. Ils restent idées et ne deviennent pas nature et cependant, que de lueurs captées, que de signaux, que d’éblouissantes scintillations de l’âme ! Nietzsche a senti ce défaut. Tout romantique en son fond, il a cherché non point le rêve… mais la transfiguration de la vie terrestre selon l’esprit d’un certain héroïsme hellène. Il a éprouvé le besoin viril de s’accomplir… Il a compris que la nostalgie infinie a moins de prix que l’œuvre, laquelle pour être dressée, réclame tous les échafaudages de nos sacrifices et de nos longues peines. » Ce jugement très unilatéral ne saurait être accepté tel quel. Il ne devrait pas nous suggérer que les Romantiques allemands ont été marqués par je ne sais quelle stérilité dans la création poétique ; leur œuvres sont abondantes et souvent construites avec une rare ingéniosité ; leur apparente simplicité cache souvent un travail de composition très rigoureux (on pense en particulier à Tieck, à Büchner, à Jean-Paul). Pour n’être pas aussi « classiques » que les Romantiques français, les poètes du Sturm und Drang n’en ont pas pour autant versé dans l’incohérence. Ce n’est pas leur art qui est étrange, ce sont les questions qu’il aborde à travers la poésie. Albert Béguin cite encore Nietzsche : « le romantisme allemand… m’a induit à considérer combien tout ce mouvement n’est arrivé au but que sous forme de musique (Schumann, Mendelssohn, Weber, Wagner, Brahms) ; littérairement il est resté une grande promesse. Les Français ont été plus heureux ». Avec le temps néanmoins, il est apparu que le mode de questionnement métaphysique de ces poètes n’a fait son apparition que beaucoup plus tard dans le domaine français. On en verrait volontiers la véritable origine — au-delà de Baudelaire et de Nerval — dans le Symbolisme, chez Mallarmé, chez Rimbaud, uploads/Litterature/ errance-chez-romantiques-all.pdf
Documents similaires










-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0665MB